Je dirai aux jeunes gens, à ceux qui débutent, de tolérer avec patience les succès volés dont l'injustice les écrase. Que de garçons, sentant en eux le grondement d'une personnalité, restent des heures, pâles et découragés, en face du triomphe de quelque auteur médiocre! Ils se sentent supérieurs, et ils ne peuvent arriver à la publicité, toutes les voies étant bouchées par l'engouement du public. Eh bien! qu'ils travaillent et qu'ils attendent! Il faut travailler, travailler beaucoup, tout est là; quant au succès, il vient toujours trop vite, car il est un mauvais conseiller, un lit doré où l'on cède aux lâchetés.
Jamais on ne se porte mieux intellectuellement que lorsqu'on lutte. On se surveille, on se tient ferme, on demande à son talent le plus grand effort possible, sachant que personne n'aura pour vous une complaisance. C'est dans ces périodes de combat, quand on vous nie et qu'on veut affirmer son existence, c'est alors qu'on produit les oeuvres les plus fortes et plus intenses. Si la vogue vient, c'est un grand danger; elle amollit et ôte l'âpreté de la touche.
Il n'y a donc pas, pour un artiste, une plus belle vie que vingt ou trente années de lutte, se terminant par un triomphe, quand la vieillesse est venue. On a conquis le public peu à peu, on s'en va dans sa gloire, certain de la solidité du monument que l'on laisse. Autour de soi, on a vu tomber les réputations de carton, les succès officiels. C'est une grande consolation que de se dire, dans toutes les misères, que la vogue est passagère et qu'en somme, quelles que soient les légèretés et les injustices du public, une heure vient où seules les grandes oeuvres restent debout. Malheur à ceux qui réussissent trop, telle est la morale du cas de M. Offenbach!
LES REPRISES
I
C'est avec une profonde stupeur que j'ai écouté Chatterton, le drame en trois actes d'Alfred de Vigny, dont la Comédie-Française a eu l'étrange idée de tenter une reprise. La pièce date de 1835, et les quarante-deux années qui nous séparent de la première représentation semblent la reculer au fond des âges.
Dans quel singulier état psychologique était donc la génération d'alors, pour applaudir une pareille oeuvre? Nous ne comprenons plus, nous restons béants devant ce poème des âmes incomprises et du suicide final. Chatterton, on ne sait trop pourquoi, traqué par ses créanciers peut-être, mais cédant aussi à la passion de la solitude, s'est réfugié chez un riche manufacturier, John Bell, qui lui loue une chambre. Ce John Bel, un brutal, tyrannise sa femme, l'honnête et résignée Ketty. Et toute la situation dramatique se trouve dans l'amour discret et pur du poète et de la jeune femme, amour dont l'aveu ne leur échappe qu'à l'heure suprême, lorsque Chatterton, écrasé par la société, voulant se reposer dans la mort, vient d'avaler un flacon d'opium.
Pour comprendre cette étonnante figure de Chatterton, il faut avant tout reconstruire l'idée parfaite du poète, telle que la génération de 1830 l'imaginait. Le poète était un pontife et la poésie un sacerdoce. Il officiait au-dessus de l'humanité, qui avait le devoir de l'adorer à genoux. C'était un messie traversant les foules, avec une étoile au front, remplissant une fonction sacrée, dont tout l'or de la terre n'aurait pu le payer. Ajoutez que le poète devait être un personnage, fatal, un fils de René, de Manfred et de tous les grands mélancoliques, portant un orage dans sa tête pâle, expiant la passion humaine par une blessure toujours ouverte à son flanc. Il était beau et providentiel, il montait son calvaire au milieu des huées, pur comme un ange et sombre comme un bandit. Un cabotin sublime, en un mot.
L'idéal du genre a été le Chatterton, d'Alfred de Vigny. Quand on voudra connaître la caricature superbe du poète de 1830, il faudra étudier ce personnage navrant et comique. Il n'est pas un des panaches du temps que Chatterton ne se plante sur la tête. Il les a tous, il semble avoir fait la gageure d'épuiser le ridicule et l'odieux. Il chante la solitude, il maudit la société, il traîne à dix-huit ans un coeur las et désabusé, il a des bottes molles, il se tord les bras à l'idée de faire des vers pour les vendre, il passe la nuit à gesticuler et à embrasser le portrait de son père en cheveux blancs, il se tue enfin par monomanie, uniquement pour attraper la société. Chatterton est un polisson, voilà mon avis tout net.
Qu'on fasse des bonshommes en carton, et qu'ils soient drôles, passe encore! cela ne tire pas à conséquence. Mais qu'on vienne troubler et empoisonner les volontés jeunes avec ce fantoche funèbre, avec ce pantin aussi faux que dangereux, voilà ce qui soulève en moi toute ma virilité! Le poète est un travailleur comme un autre. Dans le combat de la vie, s'il triomphe, tant mieux! s'il tombe, c'est sa faute! La société ne doit pas plus d'aide et de pitié au poète qu'elle n'en doit au boulanger et au forgeron. Il n'y a pas de pontife, il n'y a que des hommes, et l'énergie fait aussi bien partie du talent que le don des vers. Le génie est toujours fort.
Comment! on vient nous parler de mort, au seuil de ce siècle! Nous revivons, nous entrons dans un âge d'activité colossale, nous sommes tous pris d'un besoin furieux d'action, et il y a là un pleurard, un polisson qui se tue et qui tue par là même la femme dont il a troublé la cervelle. Mais c'est un double meurtre, c'est une lâcheté et une infamie! Que dirait-on d'un soldat qui, en face de l'ennemi, se déchargerait son fusil dans la tête? La nouvelle génération littéraire n'a qu'à pousser dédaigneusement du pied le cadavre de Chatterton, pour passer et aller à l'avenir.
D'ailleurs, c'était là une pose, pas davantage. La vanité était grande, en 1830; et, naturellement, les poètes se taillaient eux-mêmes le rôle qu'il leur plaisait de jouer. La mode était au dégoût de la vie, au mépris de l'argent, aux invectives contre la société; mais, en somme, les poètes-et je parle des plus grands-faisaient très bon ménage avec tout cela. Malgré leur désespérance et leur amour de la mort, ces messieurs ont presque tous vécu très vieux; en outre, leur mépris de l'argent n'est pas allé jusqu'à leur faire refuser, les sommes énormes qu'ils ont gagnées, et ils se sont très bien accommodés de la société, qui les a comblés d'honneurs et d'argent. Tous blagueurs!
J'ai entendu défendre Chatterton d'une façon bien hypocrite. Oui sans doute, dit-on, le personnage est démodé, mais quel temps regrettable il rappelle! En ce temps-là, on croyait à l'âme, on était plein d'élan, on aspirait en haut, on élargissait l'horizon de la foi et de la poésie. Quelle plaisanterie énorme! La vérité est que le mouvement de 1830 a été superbe comme mise en scène. Si l'on gratte les personnages factices, on reste stupéfait en arrivant aux hommes vrais. Ils ne valaient pas plus que nous, soyez-en sûrs; même beaucoup valaient moins. Il y a eu bien de la vilenie derrière cette pompe Qu'on ne nous force pas à des comparaisons, car nous répondrions avec sévérité. Nous autres, nous croyons à la vérité, nous sommes pleins de courage et de force, nous aspirons à la science, nous élargissons l'enquête humaine, sur laquelle seront basées les lois de demain. Eux autres, ils nient le présent, que nous affirmons. De quel côté sont la virilité et l'espoir? Et qu'on attende: aux oeuvres, on mesurera les ouvriers!