Mais, je l'ai dit, le quatrième acte garde encore aujourd'hui une belle largeur. Louis XI se traînant aux genoux de François de Paule, le suppliant de prolonger son existence par un miracle, puis confessant ses crimes; et ensuite Nemours apparaissant un poignard à la maintenant le roi grelottant de peur, lui laissant la vie comme vengeance: ce sont là des situations superbes et profondes qui ont de l'au delà. Même les vers prennent plus de concision et de force, s'élèvent, sinon à la poésie, du moins à la correction et à la netteté. Il faut citer encore la mort de Louis XI, au cinquième acte, l'épisode emprunté à Shakespeare du roi agonisant qui voit le dauphin, la couronne sur la tête, jouer déjà son rôle royal.
III
Je parlerai de deux reprises, celles de la Tour de Nesle et du Chandelier, qui me paraissent soulever d'intéressantes réflexions, au point de vue de la philosophie théâtrale.
L'Ambigu, éprouvé par une longue suite de désastres, a eu l'excellente idée de rouvrir ses portes en jouant la Tour de Nesle, dont le succès est toujours certain. La fortune de ce drame est d'être une pièce typique, contenant la formule la plus complète d'une forme dramatique particulière. En littérature, aussi bien au théâtre que dans le roman, l'oeuvre qui reste est l'oeuvre intense que l'écrivain a poussé le plus loin possible dans un sens donné. Elle demeure un patron, la manifestation absolue d'un certain art à une certaine époque.
Que l'on songe au mélodrame de 1830, et aussitôt l'idée de la Tour de Nesle vient à l'esprit. Elle est encore à cette heure le modèle indiscuté d'une forme dramatique qui s'est imposée pendant de longues années; et même aujourd'hui que cette forme est usée, la pièce conserve presque toute sa puissance sur la foule. Telle est, je le répète, la fortune des oeuvres typiques.
La formule que représente la Tour de Nesle est une des plus caractéristiques dans notre histoire littéraire. On pourrait dire qu'elle exprime le romantisme intransigeant et radical. Je ne connais pas de réaction plus violente contre notre théâtre classique, immobilisé dans l'analyse des sentiments et des passions. Le théâtre de Victor Hugo laisse encore des coins aux développements analytiques des personnages. Mais le théâtre de MM. Dumas et Gaillardet coupe carrément toutes ces choses inutiles et s'en tient d'une façon stricte aux faits, à l'intrigue nouée de la façon la plus puissante, sans avoir le moindre égard à la vraisemblance et aux documents humains.
En somme, cette formule peut se réduire à ceci: poser en principe que seul le mouvement existe; faire ensuite des personnages de simples pièces d'échec, impersonnelles et taillées sur un patron convenu, dont l'auteur usera à son gré; combiner alors l'armée de ces personnages de bois de façon à tirer de la bataille le plus grand effet possible; et aller carrément à cette besogne, ne pas faire la petite bouche devant les mensonges monstrueux, agir seulement en vue du résultat final, qui est d'étourdir le public par une série de coups de théâtre, sans lui laisser le temps de protester.
On connaît le résultat. Il est réellement foudroyant. Le public suit la terrible partie avec une émotion qui augmente à chaque tableau. Ce spectacle tout physique le prend aux nerfs et au sang, le secoue comme sous les décharges successives d'une machine électrique. Une fois engagé dans l'engrenage de cet art purement mécanique, s'il a livré le bout du doigt au prologue, il faut qu'il laisse le corps entier au dernier acte. La langue étrange que parlent les personnages, les situations stupéfiantes de fausseté et de drôlerie, rien n'importe plus. On assiste à la pièce, comme on lit un de ces romans-feuilletons dont les péripéties vous empoignent et vous brisent, à ce point qu'on ne peut s'en arracher, même lorsqu'on en sent toute l'imbécillité.
Mais qu'arrive-t-il quand on a terminé la lecture d'une telle oeuvre? On jette le roman, dégoûté et furieux contre soi-même. Quoi! on a pu perdre son temps dans cette fièvre de curiosité malsaine! On s'essuie la face comme un joueur qui s'échappe d'un tripot. Et, au théâtre, la sensation est la même. Interrogez le public qui sort, par exemple, d'une représentation de la Tour de Nesle. Sans doute, la soirée a été remplie, et tout ce monde s'est passionné. Mais, au fond de chacun, il y a un grand vide, de la lassitude et de la répugnance. Les plus grossiers sentent un malaise, comme après une partie de cartes trop prolongée. Rien n'a parlé à l'intelligence, aucun document nouveau n'a été fourni sur la nature et sur l'humanité.
J'ai appelé cet art un art mécanique. Je ne saurais le définir plus exactement. Tout y est ramené à la confection d'une machine, dont les pièces s'emboîtent d'une façon mathématique. Le chef-d'oeuvre du genre sera le drame où les personnages, réduits à l'état de rouages, n'auront plus en eux aucune humanité et garderont le seul mouvement qui conviendra à la poussée de l'ensemble. Ils ne parleront plus, ils lanceront uniquement le mot nécessaire. Ils seront là, non pour vivre, mais pour résumer des situations. On les aplatira, on les allongera, on fera d'eux du zinc ou de la chair à pâté, selon les besoins. Et les gens du métier s'extasient. Quelle facture! quelle entente du théâtre! quel génie!
Vraiment, il faudrait s'entendre. Cet enthousiasme pour un art très inférieur en somme me paraît malsain. Certes, je ne songe pas à nier la puissance toute physique du mélodrame romantique. Mais vouloir faire de cette formule la formule de notre théâtre national, dire d'une façon absolue: «Le théâtre est là,» c'est pousser un peu loin l'amour de la mécanique dramatique. Non, certes, le théâtre n'est pas là: il est où sont Eschyle, Shakespeare, Corneille et Molière, dans les larges et vivantes peintures de l'humanité. On ne veut pas comprendre que nous pataugeons aujourd'hui dans la boue des intrigues compliquées. Notre théâtre se relèvera le jour où l'analyse reprendra sa large place, où le personnage, au lieu d'être écrasé et de disparaître sous les faits, dominera l'action et la mènera.
Quel critique dramatique oserait dire à un débutant: «Lisez la Tour du Nesle_», lorsqu'il peut lui dire: «Lisez Tartufe, lisez Hamlet.» Ce qui m'irrite, c'est cette passion du succès brutal et immédiat, c'est cette odieuse cuisine qui cache jusqu'à la vue des chefs-d'oeuvre. On fait du théâtre une simple affaire de poncifs, lorsque les littératures des peuples sont là pour témoigner qu'il n'y a pas d'absolu dans l'art dramatique et que le talent peut tout y inventer. Chaque fois qu'on voudra vous enfermer dans un code en déclarant: «Ceci est du théâtre, ceci n'est pas du théâtre,» répondez carrément: «Le théâtre n'existe pas, il y a des théâtres, et je cherche le mien.»