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– S’il ne faut que de la patience et de l’immobilité, je vous réponds de moi.

– Êtes-vous homme à rester trente jours dans une position extrêmement gênante?

– Oui.

– Le nez cousu au bras gauche?

– Oui.

– Eh bien, je vous taillerai sur le bras un lambeau triangulaire de quinze à seize centimètres de longueur sur dix ou onze de largeur; je…

– Vous me taillerez cela, à moi?

– Sans doute.

– Mais c’est horrible, docteur! M’écorcher vif! Tailler des lanières dans la peau d’un homme vivant! C’est barbare, c’est moyen âge, c’est digne de Shylock, le juif de Venise!

– La plaie du bras n’est rien. Le difficile est de rester cousu à vous-même pendant une trentaine de jours.

– Et moi, je ne redoute absolument que le coup de scalpel. Lorsqu’on a senti le froid du fer entrant dans la chair vivante, on en a pour le reste de ses jours, mon cher docteur; on n’y revient plus.

– Cela étant, monsieur, je n’ai rien à faire ici, et vous resterez sans nez toute la vie.

Cette espèce de condamnation plongea le pauvre notaire dans une consternation profonde. Il arrachait ses beaux cheveux blonds et se démenait comme un fou par la chambre.

– Mutilé! disait-il en pleurant; mutilé pour toujours! Et rien ne peut remédier à mon sort! S’il y avait quelque drogue, quelque topique mystérieux dont la vertu rendît le nez à ceux qui l’ont perdu, je l’achèterais au poids de l’or! Je l’enverrais chercher jusqu’au bout du monde! Oui, j’armerais un vaisseau, s’il le fallait absolument. Mais rien! à quoi me sert-il d’être riche? À quoi vous sert-il d’être un praticien illustre, puisque toute votre habileté et tous mes sacrifices aboutissent à ce stupide néant? Richesse, science, vains mots!

Mr Bernier lui répondait de temps à autre, avec un calme imperturbable:

– Laissez-moi vous tailler un lambeau sur le bras, et je vous refais le nez.

Un instant Mr L’Ambert parut décidé. Il mit habit bas et releva la manche de sa chemise. Mais, quand il vit la trousse ouverte, quand l’acier poli de trente instruments de supplice étincela sous ses yeux, il pâlit, faiblit et tomba comme pâmé sur une chaise. Quelques gouttes d’eau vinaigrée lui rendirent le sentiment, mais non la résolution.

– Il n’y faut plus penser, dit-il en se rajustant. Notre génération a toutes les espèces de courage, mais elle est faible devant la douleur. C’est la faute de nos parents, qui nous ont élevés dans le coton.

Quelques minutes plus tard, ce jeune homme, imbu des principes les plus religieux, se prit à blasphémer la Providence.

– En vérité, s’écria-t-il, le monde est une belle pétaudière, et j’en fais compliment au Créateur! J’ai deux cent mille francs de rente, et je resterai aussi camus qu’une tête de mort, tandis que mon portier, qui n’a pas dix écus devant lui, aura le nez de l’Apollon du Belvédère! La sagesse qui a prévu tant de choses, n’a pas prévu que j’aurais le nez coupé par un Turc pour avoir salué mademoiselle Victorine Tompain! Il y a en France trois millions de gueux dont toute la personne ne vaut pas dix sous, et je ne peux pas acheter à prix d’or le nez d’un de ces misérables!… Mais, au fait, pourquoi pas?

Sa figure s’illumina d’un rayon d’espérance, et il poursuivit d’un ton plus doux:

– Mon vieil oncle de Poitiers, dans sa dernière maladie, s’est fait injecter cent grammes de sang breton dans la veine médiane céphalique! Un fidèle serviteur avait fait les frais de l’expérience. Ma belle tante de Giromagny, du temps qu’elle était encore belle, fit arracher une incisive à sa plus jolie chambrière pour remplacer une dent qu’elle venait de perdre. Cette bouture prit fort bien, et ne coûta pas plus de trois louis. Docteur, vous m’avez dit que, sans la scélératesse de ce maudit chat, vous auriez pu recoudre mon nez tout chaud à la figure. Me l’avez-vous dit, oui ou non?

– Sans doute, et je le dis encore.

– Eh bien, si j’achetais le nez de quelque pauvre diable, vous pourriez tout aussi bien le greffer au milieu de mon visage?

– Je le pourrais…

– Bravo!

– Mais je ne le ferai point, et aucun de mes confrères ne le fera non plus que moi.

– Et pourquoi donc, s’il vous plaît?

– Parce que mutiler un homme sain est un crime, le patient fût-il assez stupide ou assez affamé pour y consentir.

– En vérité, docteur, vous confondez toutes mes notions du juste et de l’injuste. Je me suis fait remplacer moyennant une centaine de louis par une espèce d’Alsacien, sous poil alezan brûlé. Mon homme (il était bien à moi) a eu la tête emportée par un boulet le 30 avril 1849. Comme le boulet en question m’était incontestablement destiné par le sort, je puis dire que l’Alsacien m’a vendu sa tête et toute sa personne pour cent louis, peut-être cent quarante. L’État a non seulement toléré, mais approuvé cette combinaison; vous n’y trouvez rien à redire; peut-être avez-vous acheté vous-même, au même prix, un homme entier, qui se sera fait tuer pour vous. Et quand j’offre de donner le double au premier coquin venu, pour un simple bout de nez, vous criez au scandale!

Le docteur s’arrêta un instant à chercher une réponse logique. Mais, n’ayant point trouvé ce qu’il voulait, il dit à maître L’Ambert:

– Si ma conscience ne me permet pas de défigurer un homme à votre profit, il me semble que je pourrais, sans crime, prélever sur le bras d’un malheureux les quelques centimètres carrés de peau qui vous manquent.

– Eh! cher docteur, prenez-les où bon vous semblera, pourvu que vous répariez cet accident stupide! Trouvons bien vite un homme de bonne volonté, et vive la méthode italienne!

– Je vous préviens encore une fois que vous serez tout un mois à la gêne.

– Eh! que m’importe la gêne! Je serai, dans un mois, au foyer de l’Opéra!

– Soit. Avez-vous un homme en vue? Ce concierge dont vous parliez tout à l’heure?…

– Très bien! On l’achèterait avec sa femme et ses enfants pour cent écus. Lorsque Barbereau, mon ancien, s’est retiré je ne sais où pour vivre de ses rentes, un client m’a recommandé celui-là, qui mourait littéralement de faim.

Mr L’Ambert sonna un valet de chambre et ordonna qu’on fît monter Singuet, le nouveau concierge.

L’homme accourut; il poussa un cri d’effroi en voyant la figure de son maître.

C’était un vrai type du pauvre diable parisien, le plus pauvre de tous les diables: un petit homme de trente-cinq ans, à qui vous en auriez donné soixante, tant il était sec, jaune et rabougri.

Mr Bernier l’examina sur toutes les coutures et le renvoya bientôt à sa loge.

– La peau de cet homme-là n’est bonne à rien, dit le docteur. Rappelez-vous que les jardiniers prennent leurs greffes sur les arbres les plus sains et les plus vigoureux. Choisissez-moi un gaillard solide parmi les gens de votre maison; il y en a.

– Oui; mais vous en parlez bien à votre aise. Les gens de ma maison sont tous des messieurs. Ils ont des capitaux, des valeurs en portefeuille; ils spéculent sur la hausse et la baisse, comme tous les domestiques de bonne maison. Je n’en connais pas un qui voulût acheter, au prix de son sang, un métal qui se gagne si couramment à la Bourse.