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– Mais peut-être en trouveriez-vous un qui, par dévouement…

– Du dévouement chez ces gens-là? Vous vous moquez, docteur! Nos pères avaient des serviteurs dévoués: nous n’avons plus que de méchants valets; et, dans le fond, nous y gagnons peut-être. Nos pères, étant aimés de leurs gens, se croyaient obligés de les payer d’un tendre retour. Ils supportaient leurs défauts, les soignaient dans leurs maladies, les nourrissaient dans leur vieillesse; c’était le diable. Moi, je paye mes gens pour faire leur service, et, quand le service ne se fait pas bien, je n’ai pas besoin d’examiner si c’est mauvais vouloir, vieillesse ou maladie; je les chasse.

– Alors, nous ne trouverons pas chez vous l’homme qu’il nous faut. Avez-vous quelqu’un en vue?

– Moi? Personne. Mais tout est bon; le premier venu, le commissionnaire du coin, le porteur d’eau que j’entends crier dans la rue!

Il tira ses lunettes de sa poche, écarta légèrement le rideau, lorgna dans la rue de Beaune, et dit au docteur:

– Voici un garçon qui n’a pas mauvaise mine. Ayez donc la bonté de lui faire un signe, car je n’ose pas montrer ma figure aux passants.

Mr Bernier ouvrit la fenêtre au moment où la victime désignée criait à pleins poumons:

– Eau!… eau!… eau!…

– Mon garçon, lui dit le docteur, laissez là votre tonneau et montez ici par la rue de Verneuil! Il y a de l’argent à gagner.

IV – Chébachtien Romagné

Il s’appelait Romagné, du nom de son père. Son parrain et sa marraine l’avaient baptisé Sébastien; mais, comme il était natif de Frognac-les-Mauriac, département du Cantal, il invoquait son patron sous le nom de chaint Chébachtien. Tout porte à croire qu’il aurait écrit son prénom par un Ch; mais heureusement il ne savait pas écrire. Cet enfant de l’Auvergne était âgé de vingt-trois ou vingt-quatre ans, et bâti comme un hercule: grand, gros, trapu, ossu, corsu, haut en couleur; fort comme un bœuf de labour, doux et facile à mener comme un petit agneau blanc. Imaginez la plus solide pâte d’homme, la plus grossière et la meilleure.

Il était l’aîné de dix enfants, garçons et filles, tous vivants, bien portants et grouillants sous le toit paternel. Son père avait une cabane, un bout de champ, quelques châtaigniers dans la montagne, une demi-douzaine de cochons, bon an mal an, et deux bras pour piocher la terre. La mère filait du chanvre, les petits garçons aidaient au père, les petites avaient soin du ménage et s’élevaient les unes les autres, l’aînée servant de bonne à la cadette et ainsi de suite jusqu’au bas de l’échelle.

Le jeune Sébastien ne brilla jamais par l’intelligence, ni par la mémoire, ni par aucun don de l’esprit; mais il avait du cœur à revendre. On lui apprit quelques chapitres du catéchisme, comme on enseigne aux merles à siffler J’ai du bon tabac; mais il eut et conserva toujours les sentiments les plus chrétiens. Jamais il n’abusa de sa force contre les gens ni contre les bêtes; il évitait les querelles et recevait bien souvent des taloches sans les rendre. Si Mr le sous-préfet de Mauriac avait voulu lui faire donner une médaille d’argent, il n’aurait eu qu’à écrire à Paris; car Sébastien sauva plusieurs personnes au péril de sa vie, et notamment deux gendarmes qui se noyaient avec leurs chevaux dans le torrent de la Saumaise. Mais on trouvait ces choses-là toutes naturelles, attendu qu’il les faisait d’instinct, et l’on ne songeait pas plus à le récompenser que s’il eût été un chien de Terre-Neuve.

À l’âge de vingt ans, il satisfit à la loi et tira un bon numéro, grâce à une neuvaine qu’il avait faite en famille. Après quoi, il résolut de s’en aller à Paris, suivant les us et coutumes de l’Auvergne, pour gagner un peu d’argent blanc et venir en aide à ses père et mère. On lui donna un costume de velours et vingt francs, qui sont encore une somme dans l’arrondissement de Mauriac, et il profita de l’occasion d’un camarade qui savait le chemin de Paris. Il fit la route à pied, en dix jours, et arriva frais et dispos avec douze francs cinquante dans la poche et ses souliers neufs à la main.

Deux jours après, il roulait un tonneau dans le faubourg Saint-Germain en compagnie d’un autre camarade qui ne pouvait plus monter les escaliers parce qu’il s’était donné un effort. Il fut, pour prix de ses peines, logé, couché, nourri et blanchi à raison d’une chemise par mois, sans compter qu’on lui donnait trente sous par semaine pour faire le garçon. Sur ses économies, il acheta, au bout de l’année, un tonneau d’occasion et s’établit à son compte.

Il réussit au delà de toute espérance. Sa politesse naïve, sa complaisance infatigable et sa probité bien connue lui concilièrent les bonnes grâces de tout le quartier. De deux mille marches d’escalier qu’il montait et descendait tous les jours, il s’éleva graduellement à sept mille. Aussi envoyait-il jusqu’à soixante francs par mois aux bonnes gens de Frognac. La famille bénissait son nom et le recommandait à Dieu soir et matin dans ses prières; les petits garçons avaient des culottes neuves, et il ne s’agissait de rien moins que d’envoyer les deux derniers à l’école!

L’auteur de tous ces biens n’avait rien changé à sa manière de vivre; il couchait à côté de son tonneau sous une remise, et renouvelait quatre fois par an la paille de son lit. Le costume de velours était plus rapiécé qu’un habit d’arlequin. En vérité, sa toilette eût coûté bien peu de chose sans les maudits souliers, qui usaient tous les mois un kilogramme de clous. Ses dépenses de table étaient les seules sur lesquelles il ne lésinât point. Il s’octroyait sans marchander quatre livres de pain par jour. Quelquefois même il régalait son estomac d’un morceau de fromage ou d’un oignon, ou d’une demi-douzaine de pommes achetées au tas sur le pont Neuf. Les dimanches et fêtes, il affrontait la soupe et le bœuf, et s’en léchait les doigts toute la semaine. Mais il était trop bon fils et trop bon frère pour s’aventurer jusqu’au verre de vin. «Le vin, l’amour et le tabac» étaient pour lui des denrées fabuleuses; il ne les connaissait que de réputation. À plus forte raison ignorait-il les plaisirs du théâtre, si chers aux ouvriers de Paris. Mon gaillard aimait mieux se coucher gratis à sept heures que d’applaudir Mr Dumaine pour dix sous.

Tel était au physique et au moral l’homme que Mr Bernier héla dans la rue de Beaune pour qu’il vînt prêter de sa peau à Mr L’Ambert.

Les gens de la maison, avertis, l’introduisirent en hâte.

Il s’avança timidement, le chapeau à la main, levant les pieds aussi haut qu’il pouvait, et n’osant les reposer sur le tapis. L’orage du matin l’avait crotté jusqu’aux aisselles.

– Chi ch’est pour de l’eau, dit-il en saluant le docteur, je…

Mr Bernier lui coupa la parole.

– Non, mon garçon: il ne s’agit pas de votre commerce.

– Alors, mouchu, ch’est donc pour auchtre choge?

– Pour une tout autre chose. Monsieur que voici a eu le nez coupé ce matin.

– Ah! chaprichti, le pauvre homme! Et qui est-che qui lui a fait cha?

– Un Turc; mais il n’importe.

– Un chauvage! On m’avait bien dit que les Turcs étaient des chauvages; mais je ne chavais pas qu’on les laichait venir à Paris. Attendez cheulement un peu; je vas charcher le chargent de ville!