– Grâche, grâche, mouchu L’Ambert! Je ne veux pas être coupé en morcheaux! J’aime mieux manger la choupe!
Trois jours de soupe et la force de sa constitution le tirèrent de ce mauvais pas. On put le transporter en voiture jusqu’à l’hôtel de la rue de Verneuil. Mr L’Ambert l’y installa lui-même, avec des attentions maternelles. Il lui donna le logement de son propre valet de chambre, pour l’avoir plus près de lui. Durant un mois, il remplit les fonctions de garde-malade et passa même plusieurs nuits.
Ces fatigues, au lieu d’altérer sa santé, rendirent la fraîcheur et l’éclat à son visage. Plus il s’exténuait à soigner le pauvre diable, plus son nez reprenait de couleur et de force. Sa vie se partageait entre l’étude, l’Auvergnat et le miroir. C’est dans cette période qu’il écrivit un jour par distraction sur le brouillon d’un acte de vente: «Il est doux de faire le bien!» Maxime un peu vieille en elle-même, mais tout à fait nouvelle pour lui.
Lorsque Romagné fut décidément en convalescence, son hôte et son sauveur, qui lui avait taillé tant de mouillettes et découpé tant de biftecks, lui dit:
– À partir d’aujourd’hui, nous dînerons tous les jours ensemble. Si pourtant tu préférais manger à l’office, tu y serais aussi bien nourri, et tu t’amuserais davantage.
Romagné, en homme de bon sens, opta pour l’office.
Il y prit ses habitudes et s’y conduisit de façon à gagner tous les cœurs. Au lieu de se prévaloir de l’amitié du maître, il fut plus modeste et plus doux que le petit marmiton. C’était un domestique que Mr L’Ambert avait donné à ses gens. Tout le monde usait de lui, raillait son accent, et lui allongeait des tapes amicales: personne ne songeait à lui payer des gages. Mr L’Ambert le surprit quelquefois tirant de l’eau, déplaçant de gros meubles ou frottant les parquets. Dans ces occasions, ce bon maître lui tirait l’oreille et lui disait:
– Amuse-toi, j’y consens; mais ne te fatigue pas trop!
Le pauvre garçon était confus de tant de bontés et se retirait dans sa chambre pour pleurer de tendresse.
Il ne put la garder longtemps, cette chambrette propre et commode qui touchait à l’appartement du maître. Mr L’Ambert fit entendre délicatement que son valet de chambre lui manquait beaucoup, et Romagné demanda lui-même la permission de loger sous les combles. On s’empressa de faire droit à sa requête; il obtint un chenil dont les filles de cuisine n’avaient jamais voulu.
Un sage a dit: «Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire!» Sébastien Romagné fut heureux trois mois. C’est au commencement de juin qu’il eut une histoire. Son cœur, longtemps invulnérable, fut entamé par les flèches de l’amour. L’ancien porteur d’eau se livra pieds et poings liés au dieu qui perdit Troie. Il s’aperçut, en épluchant des légumes, que la cuisinière avait de beaux petits yeux gris avec de belles grosses joues écarlates. Un soupir à renverser les tables fut le premier symptôme de son mal. Il voulut s’expliquer; la parole lui mourut dans la gorge. À peine s’il osa prendre sa dulcinée par la taille et l’embrasser sur les lèvres, tant sa timidité était excessive.
On le comprit à demi-mot. La cuisinière était une personne capable, plus âgée que lui de sept à huit ans, et moins dépaysée sur la carte du Tendre.
– Je vois ce que c’est, lui dit-elle: vous avez envie de vous marier avec moi. Eh bien, mon garçon, nous pouvons nous entendre, si vous avez quelque chose devant vous.
Il répondit naïvement qu’il avait devant lui tout ce qu’on peut demander à un homme, c’est-à-dire deux bras robustes et accoutumés au travail. Demoiselle Jeannette lui rit au nez et parla plus clairement; il éclata de rire à son tour et dit avec la plus aimable confiance:
– Ch’est de l’argent qu’il faut pour cha? Vous auriez dû le dire tout de chuite. J’en ai gros comme moi, de l’argent! Combien ch’est-il que vous en voulez? Dites la chomme. Par eggemple, la moitié de la fortune de mouchu L’Ambert, cha cherait-il chuffigeant?
– Moitié de la fortune de monsieur?
– Chertainement. Il me l’a dit plus de chent fois. J’ai la moitié de cha fortune, mais nous n’avons pas encore partagé l’argent: il me le garde.
– Des bêtises!
– Des bétiges? Tenez, le voichi qui rentre. Je vas lui demander mon compte, et je vous apporte les gros chous à la cuigine.
Pauvre innocent! Il obtint de son maître une bonne leçon de haute grammaire sociale. Mr L’Ambert lui enseigna que promettre et tenir ne sont point synonymes; il daigna lui expliquer (car il était en belle humeur) les mérites et les dangers de la figure appelée hyperbole. Finalement, il lui dit avec une douceur ferme et qui n’admettait point de réplique:
– Romagné, j’ai beaucoup fait pour vous; je veux faire davantage encore en vous éloignant de cet hôtel. Le simple bon sens vous dit que vous n’y êtes pas en qualité de maître; j’ai trop de bonté pour admettre que vous y restiez comme valet; enfin, je croirais vous rendre un mauvais service en vous maintenant dans une situation mal définie qui pervertirait vos habitudes et fausserait votre esprit. Encore une année de cette vie oisive et parasite, et vous perdrez le goût du travail. Vous deviendrez un déclassé. Or, je dois vous dire que les déclassés sont le fléau de notre époque. Mettez la main sur votre conscience, et dites-moi si vous consentiriez à devenir le fléau de votre époque? Pauvre malheureux! N’avez-vous pas regretté plus d’une fois le titre d’ouvrier, votre noblesse à vous? Car vous êtes de ceux que Dieu a créés pour s’ennoblir par les sueurs utiles; vous appartenez à l’aristocratie du travail. Travaillez donc; non plus comme autrefois, dans les privations et le doute, mais dans une sécurité que je garantis et dans une abondance proportionnée à vos modestes besoins. C’est moi qui fournirai aux dépenses du premier établissement, c’est moi qui vous procurerai de l’ouvrage. Si, par impossible, les moyens d’existence venaient à vous manquer, vous trouveriez des ressources chez moi. Mais renoncez à l’absurde projet d’épouser ma cuisinière, car vous ne devez pas lier votre sort au sort d’une servante, et je ne veux pas d’enfants dans la maison!
L’infortuné pleura de tous ses yeux et se répandit en actions de grâces. Je dois dire, à la décharge de Mr L’Ambert, qu’il fit les choses assez proprement. Il habilla Romagné tout à neuf, meubla pour lui une chambre au cinquième, dans une vieille maison de la rue du Cherche-Midi, et lui donna cinq cents francs pour vivre en attendant l’ouvrage. Et huit jours ne s’étaient pas écoulés, qu’il le fit entrer comme manœuvre chez un fort miroitier de la rue de Sèvres.
Il se passa longtemps, six mois peut-être, sans que le nez du notaire donnât aucune nouvelle de son fournisseur. Mais, un jour que l’officier ministériel, en compagnie de son maître clerc, déchiffrait les parchemins d’une noble et riche famille, ses lunettes d’or se brisèrent par le milieu et tombèrent sur la table.
Ce petit accident le dérangea fort peu. Il prit un pince-nez à ressort d’acier et fit changer les lunettes sur le quai des Orfèvres. Son opticien ordinaire, Mr Luna, s’empressa d’envoyer mille excuses, avec une paire de lunettes neuves qui se brisèrent au même endroit, dans les vingt-quatre heures.
Une troisième paire eut le même sort; une quatrième vint ensuite et se brisa pareillement. L’opticien ne savait plus quelle formule d’excuse il devait prendre. Dans le fond de son âme, il était persuadé que Mr L’Ambert avait tort. Il disait à sa femme, en lui montrant le dégât des quatre journées: