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– Ce jeune homme n’est pas raisonnable; il porte des verres numéro 4, qui sont forcément très lourds; il veut, par coquetterie, une monture mince comme un fil, et je suis sûr qu’il brutalise ses lunettes comme si elles étaient de fer battu. Si je lui fais une observation, il se fâchera; mais je vais lui envoyer quelque chose de plus fort en monture.

Madame Luna trouva l’idée excellente; mais la cinquième paire de lunettes eut le sort des quatre premières. Cette fois, Mr L’Ambert se fâcha tout rouge, quoiqu’on ne lui eût fait aucune observation, et transporta sa clientèle à une maison rivale.

Mais on aurait dit que tous les opticiens de Paris s’étaient donnés le mot pour casser leurs lunettes sur le nez du pauvre millionnaire. Une douzaine de paires y passa. Et le plus merveilleux de l’affaire, c’est que le pince-nez à ressort d’acier qui remplissait les interrègnes se maintint ferme et vigoureux.

Vous savez que la patience n’était pas la vertu favorite de Mr Alfred L’Ambert. Il trépignait un jour sur une paire de lunettes, qu’il écrasait à coups de talon, quand le docteur Bernier se fit annoncer chez lui.

– Parbleu! s’écria le notaire, vous arrivez à point. Je suis ensorcelé, le diable m’emporte!

Les regards du docteur se portèrent naturellement sur le nez de son malade. L’objet lui parut sain, de bonne mine, et frais comme une rose.

– Il me semble, dit-il, que nous allons tout à fait bien.

– Moi? sans doute; mais ces maudites lunettes ne veulent pas aller!

Il conta son histoire, et Mr Bernier devint rêveur.

– Il y a de l’Auvergnat dans votre affaire. Avez-vous ici une monture brisée?

– En voici une sous mes pieds.

Mr Bernier la ramassa, l’examina à la loupe et crut voir que l’or était comme argenté aux environs de la cassure.

– Diable! dit-il. Est-ce que Romagné aurait fait des sottises?

– Quelles sottises voulez-vous qu’il fasse?

– Il est toujours chez vous?

– Non; le drôle m’a quitté. Il travaille en ville.

– J’espère que, cette fois, vous avez pris son adresse.

– Sans doute. Voulez-vous le voir?

– Le plus tôt sera le mieux.

– Il y a donc péril en la demeure? Cependant je me porte bien!

– Allons d’abord chez Romagné.

Un quart d’heure après, ces messieurs descendirent à la porte de MM. Taillade et Cie, rue de Sèvres. Une grande enseigne découpée dans des morceaux de glace indiquait le genre d’industrie pratiqué dans la maison.

– Nous y voici, dit le notaire.

– Quoi! votre homme est-il donc employé là-dedans?

– Sans doute. C’est moi qui l’y ai fait entrer.

– Allons, il y a moins de mal que je ne pensais. Mais, c’est égal, vous avez commis une fière imprudence!

– Que voulez-vous dire?

– Entrons d’abord.

Le premier individu qu’ils rencontrèrent dans l’atelier fut l’Auvergnat en bras de chemise, manches retroussées, étamant une glace.

– La! dit le docteur, je l’avais bien prévu.

– Mais quoi donc?

– On étame les glaces avec une couche de mercure emprisonnée sous une feuille d’étain. Comprenez-vous?

– Pas encore.

– Votre animal est fourré là-dedans jusqu’aux coudes. Que dis-je! Il en a bien jusqu’aux aisselles.

– Je ne vois pas la liaison…

– Vous ne voyez pas que votre nez étant une fraction de son bras, et l’or ayant une tendance déplorable à s’amalgamer avec le mercure, il vous sera toujours impossible de garder vos lunettes?

– Sapristi!

– Mais vous avez la ressource de porter des lunettes d’acier.

– Je n’y tiens pas.

– À ce prix, vous ne risquez rien, sauf peut-être quelques accidents mercuriels.

– Ah! mais non! J’aime mieux que Romagné fasse autre chose. Ici, Romagné! Laisse-moi ta besogne et viens-t’en vite avec nous! Mais veux-tu bien finir, animal! Tu ne sais pas à quoi tu m’exposes!

Le patron de l’atelier était accouru au bruit. Mr L’Ambert se nomma d’un ton d’importance et rappela qu’il avait recommandé cet homme par l’entremise de son tapissier. Mr Taillade répondit qu’il s’en souvenait parfaitement. C’était même pour se rendre agréable à Mr L’Ambert et mériter sa bienveillance, qu’il avait promu son manœuvre au grade d’étameur.

– Depuis quinze jours? s’écria L’Ambert.

– Oui, monsieur. Vous le saviez donc?

– Je ne le sais que trop! Ah! monsieur, comment peut-on jouer avec des choses si sacrées?

– J’ai…?

– Non, rien. Mais, dans mon intérêt, dans le vôtre, dans l’intérêt de la société tout entière, remettez-le où il était! Ou plutôt, non; rendez-le-moi, que je l’emmène. Je payerai ce qu’il faudra, mais le temps presse. Ordonnance du médecin!… Romagné, mon ami, il faut me suivre. Votre fortune est faite; tout ce que j’ai vous appartient!… non! Mais venez quand même; je vous jure que vous serez content de moi!

Il lui laissa à peine le temps de se vêtir et l’entraîna comme une proie. Mr Taillade et ses ouvriers le prirent pour un fou. Le bon Romagné levait les yeux au ciel et se demandait, tout en marchant, ce qu’on voulait encore de lui.

Son destin fut débattu dans la voiture, tandis qu’il gobait les mouches auprès du cocher.

– Mon cher malade, disait le docteur au millionnaire, il faut garder à vue ce garçon-là. Je comprends que vous l’ayez renvoyé de chez vous, car il n’est pas d’un commerce très agréable; mais il ne fallait pas le placer si loin, ni rester si longtemps sans faire prendre de ses nouvelles. Logez-le rue de Beaune ou rue de l’Université, à proximité de votre hôtel. Donnez-lui un état moins dangereux pour vous, ou plutôt, si vous voulez bien faire, servez-lui une petite pension sans lui donner aucun état: s’il travaille, il se fatigue, il s’expose; je ne connais pas de métier où l’homme ne risque sa peau; un accident est si vite arrivé! Donnez-lui de quoi vivre sans rien faire. Toutefois, gardez-vous bien de le mettre trop à l’aise! Il boirait encore, et vous savez ce qui vous en revient. Une centaine de francs par mois, le loyer payé, voilà ce qu’il lui faut.

– C’est peut-être beaucoup… non pour la somme; mais je voudrais lui donner de quoi manger sans lui donner de quoi boire.

– Va donc pour quatre louis, payables en quatre fois, le mardi de chaque semaine.

On offrit à Romagné une pension de quatre-vingts francs par mois; mais, pour le coup, il se fit tirer l’oreille.

– Tout cha? dit-il avec mépris. Chétait pas la peine de m’ôter de la rue de Chèvres; j’avais trois francs dix chous par jour et j’envoyais de l’argent à ma famille. Laichez-moi travailler dans les glaches, ou donnez-moi trois francs dix chous!

Il fallut bien en passer par là, puisqu’il était le maître de la situation.