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Mr L’Ambert s’aperçut bientôt qu’il avait pris le bon parti. L’année s’écoula sans accident d’aucune sorte. On payait Romagné toutes les semaines et on le surveillait tous les jours. Il vivait honnêtement, doucement, sans autre passion que le jeu de quilles. Et les beaux yeux de mademoiselle Irma Steimbourg se reposaient avec une complaisance visible sur le nez rose et blanc de l’heureux millionnaire.

Ces deux jeunes gens dansèrent ensemble tous les cotillons de l’hiver. Aussi le monde les mariait. Un soir, à la sortie du Théâtre-Italien, le vieux marquis de Villemaurin arrêta L’Ambert sous le péristyle:

– Eh bien, lui dit-il, à quand la noce?

– Mais, monsieur le marquis, je n’ai encore ouï parler de rien.

– Attendez-vous donc qu’on vous demande en mariage? C’est à l’homme à parler, morbleu! Le petit duc de Lignant, un vrai gentilhomme et un bon, n’a pas attendu que je lui offrisse ma fille, lui! Il est venu, il a plu, c’est conclu. D’aujourd’hui en huit, nous signons le contrat. Vous savez, mon cher garçon, que cette affaire vous regarde. Laissez-moi mettre ces dames en voiture et nous irons jusqu’au cercle en causant. Mais couvrez-vous donc, que diable! Je ne voyais pas que vous teniez votre chapeau à la main. Il y a de quoi s’enrhumer vingt fois pour une!

Le vieillard et le jeune homme cheminèrent côte à côte jusqu’au boulevard, l’un parlant, l’autre écoutant. Et L’Ambert rentra chez lui pour rédiger de mémoire le contrat de mademoiselle Charlotte-Auguste de Villemaurin. Mais il s’était bel et bien enrhumé; il n’y avait plus à s’en dédire. L’acte fut minuté par le maître clerc, revu par les hommes d’affaires des deux fiancés et transcrit définitivement sur un beau cahier de papier timbré où il ne manquait plus que les signatures.

Au jour dit, Mr L’Ambert, esclave du devoir, se transporta en personne à l’hôtel de Villemaurin, malgré un coryza persistant qui lui faisait sortir les yeux de la tête. Il se moucha une dernière fois dans l’antichambre, et les laquais tressaillirent sur leurs banquettes, comme s’ils avaient entendu la trompette du jugement dernier.

On annonça Mr L’Ambert. Il avait ses lunettes d’or et souriait gravement, comme il sied en pareille occurrence.

Bien cravaté, ganté juste, chaussé d’escarpins comme un danseur, le chapeau sous le bras gauche, le contrat dans la main droite, il vint rendre ses devoirs à la marquise, fendit modestement le cercle dont elle était environnée, s’inclina devant elle et lui dit:

– Madame la marquige, j’apporte le contrat de vochtre damigelle.

Madame de Villemaurin leva sur lui deux grands yeux ébahis. Un léger murmure circula dans l’auditoire. Mr L’Ambert salua de nouveau et reprit:

– Chaprichti! madame la marquige, ch’est cha qui va-têtre un beau jour pour la june perchonne!

Une main vigoureuse le saisit par le bras gauche et le fit pirouetter sur lui-même. À cette pantomime, il reconnut la vigueur du marquis.

– Mon cher notaire, lui dit le vieillard en le traînant dans un coin, le carnaval permet sans doute bien des choses; mais rappelez-vous chez qui vous êtes et changez de ton, s’il vous plaît.

– Mais, mouchu le marquis…

– Encore!… Vous voyez que je suis patient; n’abusez pas. Allez faire vos excuses à la marquise, lisez-nous votre contrat, et bonsoir.

– Pourquoi des échecuges, et pourquoi le bonchoir? On dirait que j’ai fait des bêtiges, fouchtra!

Le marquis ne répondit rien, mais il fit un signe aux valets qui circulaient dans le salon. La porte d’entrée s’ouvrit, et l’on entendit une voix qui criait dans l’antichambre:

– Les gens de Mr L’Ambert!

Étourdi, confus, hors de lui, le pauvre millionnaire sortit en faisant des révérences et se trouva bientôt dans sa voiture, sans savoir pourquoi ni comment. Il se frappait le front, s’arrachait les cheveux et se pinçait les bras pour s’éveiller lui-même, dans le cas assez probable où il aurait été le jouet d’un mauvais rêve. Mais non! Il ne dormait pas; il voyait l’heure à sa montre, il lisait le nom des rues à la clarté du gaz, il reconnaissait l’enseigne des boutiques. Qu’avait-il dit? Qu’avait-il fait? Quelles convenances avait-il violées? Quelle maladresse ou quelle sottise avait pu lui attirer ce traitement? Car enfin le doute n’était pas possible: on l’avait bien mis à la porte de chez Mr de Villemaurin. Et le contrat de mariage était là, dans sa main! Ce contrat, rédigé avec tant de soin, en si bon style, et dont on n’avait pas entendu la lecture!

Il était dans sa cour avant d’avoir trouvé la solution de ce problème. La figure de son concierge lui inspira une idée lumineuse:

– Chinguet! cria-t-il.

Le petit Singuet maigre accourut.

– Chinguet, chent francs pour toi chi tut me dit chinchèrement la vérité; chent coups de pied au derrière chi tu me caches quelque choge!

Singuet le regarda avec surprise et sourit timidement.

– Tu chouris, chans cœur! pourquoi chouris-tu? Réponds-moi tout de chuite!

– Mon Dieu! monsieur, dit le pauvre diable! Je me suis permis… monsieur m’excusera… mais monsieur imite si bien l’accent de Romagné!

– L’acchent de Romagné! Moi, je parle comme Romagné, comme un Oubergnat?

– Monsieur le sait bien. Voilà huit jours que cela dure.

– Mais non, fouchtra! Je ne le chais pas.

Singuet leva les yeux au ciel. Il pensa que son maître était devenu fou. Mais Mr L’Ambert, à part ce maudit accent, jouissait de la plénitude de ses facultés. Il questionna ses gens les uns après les autres, et se persuada de son malheur.

– Ah! schélérat de porteur d’eau! s’écria-t-il, je chuis chûr qu’il aura fait quelque chottise! Qu’on le trouve! Ou plutôt non, ch’est moi qui vais le checouer moi-même!

Il courut à pied jusque chez son pensionnaire, grimpa les cinq étages, frappa sans l’éveiller, fit rage, et, en désespoir de cause, jeta la porte en dedans.

– Mouchu L’Ambert! s’écria Romagné.

– Chacripant d’Oubergnat! répondit le notaire.

– Fouchtra!

– Fouchtra!

Ils étaient à deux de jeu pour écorcher la langue française. Leur discussion se prolongea un bon quart d’heure, dans le plus pur charabia, sans éclaircir le mystère. L’un se plaignait amèrement comme une victime; l’autre se défendait avec éloquence comme un innocent.

– Attends-moi ichi, dit Mr L’Ambert pour conclure. Mouchu Bernier, le médechin, me dira, che choir même, che que tu as fait.

Il éveilla Mr Bernier et lui conta, dans le style que vous savez, l’emploi de sa soirée. Le docteur se mit à rire et lui dit:

– Voilà bien du bruit pour une bagatelle. Romagné est innocent; ne vous en prenez qu’à vous-même. Vous êtes resté nu-tête à la sortie des Italiens; tout le mal vient de là. Vous êtes enrhumé du cerveau; donc, vous parlez du nez; donc, vous parlez auvergnat. C’est logique. Rentrez chez vous, aspirez de l’aconit, tenez-vous les pieds chauds et la tête couverte, et prenez vos précautions contre le coryza; car vous savez désormais ce qui vous pend au nez.

Le malheureux revint à son hôtel en maugréant comme un beau diable.

– Ainchi donc, disait-il tout haut, mes précauchions chont inutiles! J’ai beau loger, nourrir et churveiller che chavoyard de porteur d’eau, il me fera toujours des farches et je cherai cha victime chans pouvoir l’accuger de rien; alors pourquoi tant de dépenches? Ma foi, tant pis! J’économige cha penchion!