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Aussitôt dit, aussitôt fait. Le lendemain, quand le pauvre Romagné, encore tout ahuri, vint pour toucher l’argent de sa semaine, Singuet le mit à la porte et lui annonça qu’on ne voulait plus rien faire pour lui. Il leva philosophiquement les épaules, en homme qui, sans avoir lu les épîtres d’Horace, pratique par instinct le Nil admirari. Singuet, qui lui voulait du bien, lui demanda ce qu’il comptait faire. Il répondit qu’il allait chercher de l’ouvrage. Aussi bien, cette oisiveté forcée lui pesait depuis longtemps.

Mr L’Ambert guérit de son coryza et s’applaudit d’avoir effacé au budget l’article Romagné. Aucun accident ne vint plus interrompre le cours de son bonheur. Il fit la paix avec le marquis de Villemaurin et avec toute sa clientèle du faubourg, qu’il avait un peu scandalisée. Libre de tout souci, il put se livrer sans contrainte au doux penchant qui l’attirait vers la dot de mademoiselle Steimbourg. Heureux L’Ambert! Il ouvrit son cœur à deux battants et montra les sentiments chastes et légitimes dont il était rempli. La belle et savante jeune fille lui tendit la main à l’anglaise, et lui dit:

– C’est une affaire faite. Mes parents sont d’accord avec moi; je vous donnerai mes instructions pour la corbeille. Tâchons d’abréger les formalités pour aller en Italie avant la fin de l’hiver.

L’amour lui prêta des ailes. Il acheta la corbeille sans marchander, livra aux tapissiers l’appartement de madame, commanda une voiture neuve, choisit deux chevaux alezans de la plus rare beauté, et hâta la publication des bans. Le dîner d’adieu qu’il offrit à ses amis est inscrit dans les fastes du café Anglais. Ses maîtresses reçurent ses adieux et ses bracelets avec une émotion contenue.

Les lettres de part annonçaient que la bénédiction nuptiale serait donnée à Saint-Thomas-d’Aquin, le 3 mars, à une heure précise. Inutile de dire qu’on avait le maître-autel et toute la mise en scène des mariages de première classe.

Le 3 mars, à huit heures du matin, Mr L’Ambert s’éveilla de lui-même, sourit aux premiers rayons d’un beau jour, prit un mouchoir sous son oreiller et le porta à son nez, afin de s’éclaircir les idées. Mais son nez n’était plus là, et le mouchoir de batiste ne rencontra que le vide.

En un bond, le notaire fut devant une glace. Horreur et malédiction (comme on dit dans les romans de la vieille école)! Il se vit aussi défiguré que s’il revenait encore de Parthenay. Courir à son lit, fouiller les draps et les couvertures, explorer la ruelle, sonder les matelas et le sommier, secouer les meubles voisins et mettre toute la chambre en l’air, fut pour lui une affaire de deux minutes.

Rien! rien! rien!

Il se pendit aux cordons de sonnette, appela ses gens à la rescousse et jura de les chasser tous comme des chiens si ce nez ne se retrouvait pas. Inutile menace! Le nez était plus introuvable que la Chambre de 1816.

Deux heures se passèrent dans l’agitation, le désordre et le bruit. Cependant, le père Steimbourg endossait son habit bleu à boutons d’or; madame Steimbourg, en toilette de gala, surveillait deux femmes de chambre et trois couturières allant, venant, tournant autour de la belle Irma. La blanche fiancée, barbouillée de poudre de riz comme un goujon avant la friture, piétinait d’impatience et malmenait tout le monde avec une admirable impartialité. Et le maire du dixième arrondissement, sanglé de son écharpe, se promenait dans une grande salle nue en préparant une petite improvisation. Et les mendiants privilégiés de Saint-Thomas-d’Aquin donnaient la chasse à deux ou trois intrigants venus on ne sait d’où pour leur disputer la bonne aubaine. Et Mr Henri Steimbourg, qui mâchait un cigare depuis une demi-heure dans le fumoir de son père, s’étonnait que le cher Alfred ne fût pas encore au rendez-vous.

Il perdit patience à la fin, courut à la rue de Sartine et trouva son beau-frère futur dans le désespoir et dans les larmes. Que pouvait-il lui dire pour le consoler d’un tel malheur? Il se promena longtemps autour de lui en répétant le mot sacrebleu! Il se fit conter deux fois le fatal événement, et sema la conversation de quelques sentences philosophiques.

Et ce maudit chirurgien qui ne venait pas! On l’avait mandé d’urgence; on avait envoyé chez lui, à son hôpital et partout. Il arriva pourtant, et comprit à première vue que Romagné était mort.

– Je m’en doutais, dit le notaire avec un redoublement de larmes. Animal coquin de Romagné!

Ce fut l’oraison funèbre du malheureux Auvergnat.

– Et maintenant, docteur, qu’allons-nous faire?

– On peut trouver un nouveau Romagné et recommencer l’expérience; mais vous avez éprouvé les inconvénients de ce système, et, si vous m’en croyez, nous reviendrons à la méthode indienne.

– La peau du front? Jamais! Mieux vaut encore un nez d’argent.

– On en fait aujourd’hui de bien élégants, dit le docteur.

– Reste à savoir si mademoiselle Irma Steimbourg consentirait à épouser un invalide au nez d’argent? Henri, mon bien bon! Que vous en semble?

Henri Steimbourg hochait la tête et ne répondait point. Il alla porter la nouvelle à sa famille et prendre les ordres de mademoiselle Irma. Cette aimable personne eut un mouvement héroïque lorsqu’elle apprit le malheur de son fiancé.

– Croyez-vous donc, s’écria-t-elle, que je l’épouse pour sa figure? À ce compte, j’aurais pris mon cousin Rodrigue, le maître des requêtes: Rodrigue était moins riche, mais beaucoup mieux que lui! J’ai donné ma main à Mr L’Ambert parce qu’il est un galant homme, admirablement posé dans le monde, parce que son caractère, son hôtel, ses chevaux, son esprit, son tailleur, tout en lui me plaît et m’enchante. D’ailleurs, ma toilette est faite, et ce mariage manqué me perdrait de réputation. Courons chez lui, ma mère; je le prends tel qu’il est!

Mais, lorsqu’elle fut en présence du mutilé, ce bel enthousiasme ne tint pas. Elle s’évanouit; on la força de revenir à elle, mais ce fut pour fondre en larmes. Au milieu de ses sanglots, on entendit un cri qui semblait partir de l’âme:

– Ô Rodrigue! disait-elle; j’ai été bien injuste envers vous!

Mr L’Ambert resta garçon. Il se fit faire un nez d’argent émaillé, et céda son étude au maître clerc. Une petite maison de modeste apparence était à vendre auprès des Invalides; il l’acheta. Quelques amis, bons vivants, égayèrent sa retraite. Il se fit une cave de choix et se consola comme il put. Les plus fines bouteilles du Château-Yquem, les meilleures années du clos Vougeot sont pour lui. Il dit quelquefois en plaisantant:

– J’ai un privilège sur les autres hommes: je puis boire à discrétion sans me rougir le nez!

Il est resté fidèle à sa foi politique, il lit les bons journaux et fait des vœux pour le succès de Chiavone; mais il ne lui envoie pas d’argent. Le plaisir d’entasser des écus lui procure une ivresse assez douce. Il vit entre deux vins et entre deux millions.

Un soir de la semaine dernière, comme il cheminait doucement, la canne à la main, sur le trottoir de la rue Éblé, il poussa un cri de surprise. L’ombre de Romagné en costume de velours bleu s’était dressée devant lui!

Était-ce bien réellement une ombre? Les ombres ne portent rien, et celle-là portait une malle sur des crochets.

– Romagné! s’écria le notaire.