Mr L’Ambert se jeta à la renverse et se releva presque aussitôt pour courir tête baissée, comme un aveugle ou comme un fou. Au même instant, un corps opaque tomba du haut d’un chêne. Une minute plus tard, on vit apparaître un petit homme fluet, le chapeau à la main, suivi d’un grand domestique en livrée. C’était Mr Triquet, officier de santé de la commune de Parthenay.
– Soyez le bienvenu, digne monsieur Triquet! Un brillant notaire de Paris a grand besoin de vos services. Remettez votre vieux chapeau sur votre crâne dépouillé, essuyez les gouttes de sueur qui brillent sur vos pommettes rouges comme la rosée sur deux pivoines en fleur, et relevez au plus tôt les manches luisantes de votre respectable habit noir!
Mais le bonhomme était trop ému pour se mettre d’abord à l’ouvrage. Il parlait, parlait, parlait, d’une petite voix haletante et chevrotante.
– Bonté divine!… disait-il. Honneur à vous, messieurs; votre serviteur très humble. Est-il Jésus permis de se mettre dans des états pareils? C’est une mutilation; je vois ce que c’est! Décidément, il est trop tard pour apporter ici des paroles conciliantes; le mal est accompli. Ah! messieurs, messieurs, la jeunesse sera toujours jeune. Moi aussi, j’ai failli me laisser emporter à détruire ou à mutiler mon semblable. C’était en 1820. Qu’ai-je fait, messieurs? J’ai fait des excuses. Oui, des excuses, et je m’en honore; d’autant plus que le bon droit était de mon côté. Vous n’avez donc jamais lu les belles pages de Rousseau contre le duel? C’est irréfutable en vérité; un morceau de chrestomathie littéraire et morale. Et notez bien que Rousseau n’a pas encore tout dit. S’il avait étudié le corps humain, ce chef-d’œuvre de la création, cette admirable image de Dieu sur la terre, il vous aurait montré qu’on est bien coupable de détruire un ensemble si parfait. Je ne dis pas cela pour la personne qui a porté le coup. À Dieu ne plaise! Elle avait sans doute ses raisons, que je respecte. Mais si l’on savait quel mal nous nous donnons, pauvres médecins que nous sommes, pour guérir la moindre blessure! Il est vrai que nous en vivons, ainsi que des maladies; mais n’importe! j’aimerais mieux me priver de bien des choses et vivre d’un morceau de lard sur du pain bis que d’assister aux souffrances de mon semblable.
Le marquis interrompit cette doléance.
– Ah çà! docteur, s’écria-t-il, nous ne sommes pas ici pour philosopher. Voilà un homme qui saigne comme un bœuf. Il s’agit d’arrêter l’hémorragie.
– Oui, monsieur, reprit-il vivement, l’hémorragie! C’est le mot propre. Heureusement, j’ai tout prévu. Voici un flacon d’eau hémostatique. C’est la préparation de Brocchieri; je la préfère à la recette de Léchelle.
Il se dirigea, le flacon à la main, vers Mr L’Ambert, qui s’était assis au pied d’un arbre et saignait mélancoliquement.
– Monsieur, lui dit-il avec une grande révérence, croyez que je regrette sincèrement de n’avoir pas eu l’honneur de vous connaître à l’occasion d’un événement moins regrettable.
Maître L’Ambert releva la tête et lui dit d’une voix dolente:
– Docteur, est-ce que je perdrai le nez?
– Non, monsieur, vous ne le perdrez pas. Hélas! vous n’avez plus à le perdre, très honoré monsieur: vous l’avez perdu.
Tout en parlant, il versait l’eau de Brocchieri sur une compresse.
– Ciel! cria-t-il, monsieur, il me vient une idée. Je puis vous rendre l’organe si utile et si agréable que vous avez perdu.
– Parlez, que diable! Ma fortune est à vous! Ah! docteur! Plutôt que de vivre défiguré, j’aimerais mieux mourir.
– On dit cela… mais, voyons! Où est le morceau qu’on vous a coupé? Je ne suis pas un champion de la force de Mr Velpeau ou de Mr Huguier; mais j’essayerai de raccommoder les choses par première intention.
Maître L’Ambert se leva précipitamment et courut au champ de bataille. Le marquis et Mr Steimbourg le suivirent; les Turcs, qui se promenaient ensemble assez tristement (car le feu d’Ayvaz-Bey s’était éteint en une seconde), se rapprochèrent de leurs anciens ennemis. On retrouva sans peine la place où les combattants avaient foulé l’herbe nouvelle; on retrouva les lunettes d’or; mais le nez du notaire n’y était plus. En revanche, on vit un chat, l’horrible chat blanc et jaune, qui léchait avec sensualité ses lèvres sanglantes.
– Jour de Dieu! s’écria le marquis en désignant la bête.
Tout le monde comprit le geste et l’exclamation.
– Serait-il encore temps? demanda le notaire.
– Peut-être, dit le médecin.
Et de courir. Mais le chat n’était pas d’humeur à se laisser prendre. Il courut aussi.
Jamais le petit bois de Parthenay n’avait vu, jamais sans doute il ne reverra chasse pareille. Un marquis, un agent de change, trois diplomates, un médecin de village, un valet de pied en grande livrée et un notaire saignant dans son mouchoir se lancèrent éperdument à la poursuite d’un maigre chat. Courant, criant, lançant des pierres, des branches mortes et tout ce qui leur tombait sous la main, ils traversaient les chemins et les clairières et s’enfonçaient tête baissée dans les fourrés les plus épais. Tantôt groupés ensemble et tantôt dispersés, quelquefois échelonnés sur une ligne droite, quelquefois rangés en rond autour de l’ennemi; battant les buissons, secouant les arbustes, grimpant aux arbres, déchirant leurs brodequins à toutes les souches et leurs habits à tous les buissons, ils allaient comme une tempête; mais le chat infernal était plus rapide que le vent. Deux fois on sut l’enfermer dans un cercle; deux fois il força l’enceinte et prit du champ. Un instant il parut dompté par la fatigue ou la douleur. Il était tombé sur le flanc, en voulant sauter d’un arbre à l’autre et suivre le chemin des écureuils. Le valet de Mr L’Ambert courut sur lui à fond de train, l’atteignit en quelques bonds et le saisit par la queue. Mais le tigre en miniature conquit sa liberté d’un coup de griffe et s’élança hors du bois.
On le poursuivit en plaine. Longue, longue était déjà la route parcourue; immense était la plaine, qui se découpait en échiquier devant les chasseurs et leur proie.
La chaleur du jour était pesante; de gros nuages noirs s’amoncelaient à l’occident; la sueur ruisselait sur tous les visages; mais rien n’arrêta l’emportement de ces huit hommes.
Mr L’Ambert, tout sanglant, animait ses compagnons de la voix et du geste. Ceux qui n’ont jamais vu un notaire à la poursuite de son nez ne pourront se faire une juste idée de son ardeur. Adieu fraises et framboises! Adieu groseilles et cassis! Partout où l’avalanche avait passé, l’espoir de la récolte était foulé, détruit, mis à néant; ce n’était plus que fleurs écrasées, bourgeons arrachés, branches cassées, tiges foulées aux pieds. Les villageois, surpris par l’invasion de ce fléau inconnu, jetaient les arrosoirs, appelaient leurs voisins, criaient au garde champêtre, réclamaient le prix du dégât et donnaient la chasse aux chasseurs.
Victoire! le chat est prisonnier. Il s’est jeté dans un puits. Des seaux! des cordes! des échelles! On est sûr que le nez de maître Lambert se retrouvera intact, ou à peu près. Mais, hélas! ce puits n’est pas un puits comme les autres. C’est l’ouverture d’une carrière abandonnée, dont les galeries forment en tout sens un réseau de plus de dix lieues et se relient aux catacombes de Paris!
On paye les soins de Mr Triquet; on paye aux villageois toutes les indemnités qu’ils réclament, et l’on reprend, sous une grosse pluie d’orage, le chemin de Parthenay.