Avant de monter en voiture, Ayvaz-Bey, mouillé comme un canard et tout à fait calmé, vint tendre la main à Mr L’Ambert.
– Monsieur, lui dit-il, je regrette sincèrement que mon obstination ait poussé les choses si loin. La petite Tompain ne vaut pas une seule goutte du sang qui a coulé pour elle, et je lui enverrai son congé dès aujourd’hui; car je ne saurais plus la voir sans penser au malheur qu’elle a causé. Vous êtes témoin que j’ai fait tous mes efforts, avec ces messieurs, pour vous rendre ce que vous aviez perdu. Maintenant, permettez-moi d’espérer encore que cet accident ne sera pas irréparable. Le médecin du village nous a rappelé qu’il y avait à Paris des praticiens plus habiles que lui; je crois avoir entendu dire que la chirurgie moderne avait des secrets infaillibles pour restaurer les parties mutilées ou détruites.
Mr L’Ambert accepta d’assez mauvaise grâce la main loyale qu’on lui tendait, et se fit ramener au faubourg Saint-Germain avec ses deux amis.
III – Où le notaire défend sa peau avec plus de succès
Un homme heureux sans restriction, c’était le cocher d’Ayvaz-Bey. Ce vieux gamin de Paris fut peut-être moins sensible au pourboire de cinquante francs qu’au plaisir d’avoir conduit son bourgeois à la victoire.
– Excusez! dit-il au bon Ayvaz, voilà comme vous arrangez les personnes? C’est bon à savoir. Si jamais je vous marche sur le pied, je me dépêcherai de vous demander pardon. Ce pauvre monsieur serait bien embarrassé de prendre une prise. Allons, allons! si on soutient encore devant moi que les Turcs sont des empotés, j’aurai de quoi répondre. Quand je vous le disais, que je vous porterais bonheur! Eh bien, mon prince, je connais un vieux de chez Brion que c’est tout le contraire. Il porte la guigne à ses voyageurs. Autant il en mène sur le terrain, autant de flambés… Hue, cocotte! En route pour la gloire! Les chevaux du carrousel ne sont pas tes cousins aujourd’hui!
Ces lazzi tant soit peu cruels ne parvinrent pas à dérider les trois Turcs, et le cocher n’amusa que lui-même.
Dans une voiture infiniment plus brillante et mieux attelée, le notaire se lamentait en présence de ses deux amis.
– C’en est fait, disait-il, je suis l’équivalent d’un homme mort; il ne me reste plus qu’à me brûler la cervelle. Je ne saurais plus aller dans le monde, ni à l’Opéra, ni dans aucun théâtre. Voulez-vous que j’étale aux yeux de l’univers une figure grotesque et lamentable, qui excitera le rire chez les uns et la pitié chez les autres?
– Bah! répondit le marquis, le monde se fait à tout. Et, d’ailleurs, au pis aller, si l’on a peur du monde, on reste chez soi.
– Rester chez moi, le bel avenir! Pensez-vous donc que les femmes viendront me relancer à domicile, dans le bel état où je suis?
– Vous vous marierez! J’ai connu un lieutenant de cuirassiers qui avait perdu un bras, une jambe et un œil. Il n’était pas la coqueluche des femmes, d’accord; mais il épousa une brave fille, ni laide ni jolie, qui l’aima de tout son cœur et le rendit parfaitement heureux.
Mr L’Ambert trouva sans doute que cette perspective n’était pas des plus consolantes, car il s’écria d’un ton de désespoir:
– Ô les femmes! les femmes! les femmes!
– Jour de Dieu! reprit le marquis, comme vous avez la girouette tournée au féminin! Mais les femmes ne sont pas tout; il y a autre chose en ce monde. On fait son salut, que diable! On amende son âme, on cultive son esprit, on rend service au prochain, on remplit les devoirs de son état. Il n’est pas nécessaire d’avoir un si long nez pour être bon chrétien, bon citoyen et bon notaire!
– Notaire! reprit-il avec une amertume peu déguisée, notaire! En effet, je suis encore cela. Hier, j’étais un homme, un homme du monde, un gentleman, et même, je puis le dire sans fausse modestie, un cavalier assez apprécié dans la meilleure compagnie. Aujourd’hui, je ne suis plus qu’un notaire. Et qui sait si je le serai demain? Il ne faut qu’une indiscrétion de valet pour ébruiter cette sotte affaire. Qu’un journal en dise deux mots, le parquet est forcé de poursuivre mon adversaire, et ses témoins, et vous-mêmes, messieurs. Nous voyez-vous en police correctionnelle, racontant au tribunal où et pourquoi j’ai poursuivi mademoiselle Victorine Tompain! Supposez un tel scandale et dites si le notaire y survivrait.
– Mon cher garçon, répondit le marquis, vous vous effrayez de dangers imaginaires. Les gens de notre monde, et vous en êtes un peu, ont le droit de se couper la gorge impunément. Le ministère public ferme les yeux sur nos querelles, et c’est justice. Je comprends qu’on inquiète un peu les journalistes, les artistes et autres individus de condition inférieure lorsqu’ils se permettent de toucher une épée: il convient de rappeler à ces gens-là qu’ils ont des poings pour se battre, et que cette arme suffit parfaitement à venger l’espèce d’honneur qu’ils ont. Mais qu’un gentilhomme se conduise en gentilhomme, le parquet n’a rien à dire et ne dit rien. J’ai eu quinze ou vingt affaires depuis que j’ai quitté le service, et quelques-unes assez malheureuses pour mes adversaires. Avez-vous jamais lu mon nom dans la Gazette des Tribunaux?
Mr Steimbourg était moins lié avec Mr L’Ambert que le marquis de Villemaurin; il n’avait pas, comme lui, tous ses titres de propriété dans l’étude de la rue de Verneuil depuis quatre ou cinq générations. Il ne connaissait guère ces deux messieurs que par le cercle et la partie de whist; peut-être aussi par quelques courtages que le notaire lui avait fait gagner. Mais il était bon garçon et homme de sens; il fit donc à son tour quelque dépense de paroles pour raisonner et consoler ce malheureux. À son gré, Mr de Villemaurin mettait les choses au pis; il y avait plus de ressource. Dire que Mr L’Ambert resterait défiguré toute sa vie, c’était désespérer trop tôt de la science.
– À quoi nous servirait-il d’être nés au XIXe siècle, si le moindre accident devait être, comme autrefois, un malheur irréparable? Quelle supériorité aurions-nous sur les hommes de l’âge d’or? Ne blasphémons pas le saint nom du progrès. La chirurgie opératoire est, grâce à Dieu, plus florissante que jamais dans la patrie d’Ambroise Paré. Le bonhomme de Parthenay nous a cité quelques-uns des maîtres qui raccommodent victorieusement le corps humain. Nous voici aux portes de Paris, nous enverrons à la plus prochaine pharmacie, on nous y donnera l’adresse de Velpeau ou d’Huguier; votre valet de pied courra chez le grand homme et l’amènera chez vous. Je suis sûr d’avoir entendu dire que les chirurgiens refaisaient une lèvre, une paupière, un bout d’oreille: est-il donc plus difficile de restaurer un bout de nez?
Cette espérance était bien vague; elle ranima pourtant le pauvre notaire, qui, depuis une demi-heure, ne saignait plus. L’idée de redevenir ce qu’il était et de reprendre le cours de sa vie, le jetait dans une sorte de délire. Tant il est vrai qu’on n’apprécie le bonheur d’être complet que lorsqu’on l’a perdu.
– Ah! mes amis, s’écriait-il en tordant ses mains l’une dans l’autre, ma fortune appartient à l’homme qui me guérira! Quels que soient les tourments qu’il me faudra endurer, j’y souscris de grand cœur si l’on m’assure du succès; je ne regarderai pas plus à la souffrance qu’à la dépense!
C’est dans ces sentiments qu’il regagna la rue de Verneuil, tandis que son valet de pied cherchait l’adresse des chirurgiens célèbres. Le marquis et Mr Steimbourg le ramenèrent jusque dans sa chambre et prirent congé de lui, l’un pour aller rassurer sa femme et ses filles, qu’il n’avait pas vues depuis la veille au soir, l’autre pour courir à la Bourse.