Seul avec lui-même, en face d’un grand miroir de Venise qui lui renvoyait sans pitié sa nouvelle image, Alfred L’Ambert tomba dans un accablement profond. Cet homme fort, qui ne pleurait jamais au théâtre parce que c’est peuple, ce gentleman au front d’airain qui avait enterré son père et sa mère avec la plus sereine impassibilité, pleura sur la mutilation de sa jolie personne et se baigna de larmes égoïstes.
Son valet de pied fit diversion à cette douleur amère en lui promettant la visite de Mr Bernier, chirurgien de l’Hôtel-Dieu, membre de la Société de chirurgie et de l’Académie de médecine, professeur de clinique, etc., etc. Le domestique avait couru au plus près, rue du Bac, et il n’était pas mal tombé: Mr Bernier, s’il ne va point de pair avec les Velpeau, les Manec et les Huguier, occupe immédiatement au-dessous d’eux un rang très honorable.
– Qu’il vienne! s’écria Mr L’Ambert. Pourquoi n’est-il pas encore ici? Croit-il donc que je sois fait pour attendre?
Il se reprit à pleurer de plus belle. Pleurer devant ses gens! Se peut-il qu’un simple coup de sabre modifie à tel point les mœurs d’un homme? Assurément, il fallait que l’arme du bon Ayvaz, en tranchant le canal nasal, eût ébranlé le sac lacrymal et les tubercules eux-mêmes.
Le notaire sécha ses yeux pour regarder un fort volume in-12, qu’on apportait en grande hâte de la part de Mr Steimbourg. C’était la Chirurgie opératoire de Ringuet, manuel excellent et enrichi d’environ trois cents gravures. Mr Steimbourg avait acheté le livre en allant à la Bourse, et il l’envoyait à son client, pour le rassurer sans doute. Mais l’effet de cette lecture fut tout autre qu’on ne l’espérait. Quand le notaire eut feuilleté deux cents pages, quand il eut vu défiler sous ses yeux la série lamentable des ligatures, des amputations, des résections et des cautérisations, il laissa tomber le livre et se jeta dans un fauteuil en fermant les yeux. Il fermait les yeux et pourtant il voyait des peaux incisées, des muscles écartés par des érignes, des membres disséqués à grands coups de couteau, des os sciés par les mains d’opérateurs invisibles. La figure des patients lui apparaissait, telle qu’on la voit dans les dessins d’anatomie, calme, stoïque, indifférente à la douleur, et il se demandait si une telle dose de courage avait jamais pu entrer dans des âmes humaines. Il revoyait surtout le petit chirurgien de la page 89, tout de noir habillé, avec un collet de velours à son habit. Cet être fantastique a la tête ronde, un peu forte, le front dégarni: sa physionomie est sérieuse; il scie attentivement les deux os d’une jambe vivante.
– Monstre! s’écria Mr L’Ambert.
Au même instant, il vit entrer le monstre en personne et l’on annonça Mr Bernier.
Le notaire s’enfuit à reculons jusque dans l’angle le plus obscur de sa chambre, ouvrant des yeux hagards et tendant les mains en avant comme pour écarter un ennemi. Ses dents claquaient; il murmurait d’une voix étouffée, comme dans les romans de Mr Xavier de Montépin, le mot: «Lui! lui! lui!»
– Monsieur, dit le docteur, je regrette de vous avoir fait attendre, et je vous supplie de vous calmer. Je sais l’accident qui vous est arrivé, et je ne crois pas que le mal soit sans remède. Mais nous ne ferons rien de bon si vous avez peur de moi.
Peur est un mot qui sonne désagréablement aux oreilles françaises. Mr L’Ambert frappa du pied, marcha droit au docteur et lui dit avec un petit rire trop nerveux pour être natureclass="underline"
– Parbleu! docteur, vous me la baillez belle. Est-ce que j’ai l’air d’un homme qui a peur? Si j’étais un poltron, je ne me serais pas fait décompléter ce matin d’une si étrange manière. Mais, en vous attendant, je feuilletais un livre de chirurgie. Je viens tout justement d’y voir une figure qui vous ressemble, et vous m’êtes un peu apparu comme un revenant. Ajoutez à cette surprise les émotions de la matinée, peut-être même un léger mouvement de fièvre, et vous excuserez ce qu’il y a d’étrange dans mon accueil.
– À la bonne heure! dit Mr Bernier en ramassant le livre. Ah! vous lisiez Ringuet! C’est un de mes amis. Je me rappelle, en effet, qu’il m’a fait graver tout vif, d’après un croquis de Léveillé. Mais asseyez-vous, je vous en prie.
Le notaire se remit un peu et raconta les événements de la journée, sans oublier l’épisode du chat qui lui avait, pour ainsi dire, fait perdre le nez une seconde fois.
– C’est un malheur, dit le chirurgien; mais on peut le réparer en un mois. Puisque vous avez le petit livre de Ringuet, vous n’êtes pas sans quelque notion de la chirurgie?
Mr L’Ambert avoua qu’il n’était point allé jusqu’à ce chapitre-là.
– Eh bien, reprit Mr Bernier, je vais vous le résumer en quatre mots. La rhinoplastie est l’art de refaire un nez aux imprudents qui l’ont perdu.
– Il est donc vrai, docteur!… le miracle est possible?… la chirurgie a trouvé une méthode pour…?
– Elle en a trouvé trois. Mais j’écarte la méthode française, qui n’est point applicable au cas présent. Si la perte de substance était moins considérable, je pourrais décoller les bords de la plaie, les aviver, les mettre en contact et les réunir par première intention. Il n’y faut pas songer.
– Et j’en suis bien aise, reprit le blessé. Vous ne sauriez croire, docteur, à quel point ces mots de plaie décollée, avivée, me donnaient sur les nerfs. Passons à des moyens plus doux, je vous en prie!
– Les chirurgiens procèdent rarement par la douceur. Mais, enfin, vous avez le choix entre la méthode indienne et la méthode italienne. La première consiste à découper dans la peau de votre front une sorte de triangle, la pointe en bas, la base en haut. C’est l’étoffe du nouveau nez. On décolle ce lambeau dans toute son étendue, sauf le pédicule inférieur qui doit rester adhérent. On le tord sur lui-même de façon à laisser l’épiderme en dehors, et on le coud par ses bords aux limites correspondantes de la plaie. En autres termes, je puis vous refaire un nez assez présentable aux dépens de votre front. Le succès de l’opération est presque sûr; mais le front gardera toujours une large cicatrice.
– Je ne veux point de cicatrice, docteur. Je n’en veux à aucun prix. J’ajoute même (passez-moi cette faiblesse) que je ne voudrais point d’opération. J’en ai déjà subi une aujourd’hui, par les mains de ce maudit Turc; je n’en souhaite pas d’autre. Au simple souvenir de cette sensation, mon sang se glace. J’ai pourtant du courage autant qu’homme du monde; mais j’ai des nerfs aussi. Je ne crains pas la mort; j’ai horreur de la souffrance. Tuez-moi si vous voulez; mais, pour Dieu! ne m’entaillez plus!
– Monsieur, reprit le docteur avec un peu d’ironie, si vous avez un tel parti pris contre les opérations, il fallait appeler non pas un chirurgien, mais un homéopathe.
– Ne vous moquez pas de moi. Je n’ai pas su me maîtriser à l’idée de cette opération indienne. Les Indiens sont des sauvages; leur chirurgie est digne d’eux. Ne m’avez-vous point parlé d’une méthode italienne? Je n’aime pas les Italiens, en politique. C’est un peuple ingrat, qui a tenu la conduite la plus noire envers ses maîtres légitimes; mais, en matière de science, je n’ai pas trop mauvaise idée de ces coquins-là.
– Soit. Optez donc pour la méthode italienne. Elle réussit quelquefois; mais elle exige une patience et une immobilité dont vous ne serez peut-être point capable.