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– Je suis prêt à faire la barbe à Votre Grâce, deux, trois fois par semaine, sans résistance aucune, répondit Ivan Iakovlievitch.

– Mais, mon ami, ce n’est rien, tout cela. J’ai trois barbiers qui me font la barbe, et s’en trouvent encore très honorés. Raconte-moi donc plutôt ce que tu faisais là-bas.

Ivan Iakovlievitch pâlit.

Mais ici les événements s’obscurcissent d’un brouillard, et tout ce qui se passa après demeure absolument inconnu.

II

L’assesseur de collège Kovaliov s’éveilla d’assez bonne heure et fit avec ses lèvres «brrr…», ce qu’il faisait toujours en s’éveillant, quoiqu’il n’eût jamais pu expliquer pourquoi. Il s’étira et demanda une petite glace qui se trouvait sur la table. Il voulait jeter un coup d’œil sur le bouton qui lui était venu sur le nez la veille au soir; mais, à sa grande surprise, il aperçut à la place du nez un endroit parfaitement plat.

Effrayé, Kovaliov se fit apporter de l’eau et se frotta les yeux avec une serviette. En effet, le nez n’y était pas. Il se mit à se tâter pour s’assurer qu’il ne dormait pas; non, il ne dormait pas. Il sauta en bas du lit, se secoua: pas de nez! Il demanda immédiatement ses habits, et courut droit chez le grand maître de la police.

Il faut pourtant que je dise quelques mots de Kovaliov, afin que le lecteur puisse voir ce que c’était que cet assesseur de collège. Les assesseurs qui reçoivent ce grade grâce à leurs certificats de sciences ne doivent pas être confondus avec ceux que l’on fabriquait au Caucase. Ce sont deux espèces absolument différentes. Les assesseurs de collège savants…

Mais la Russie est une terre si bizarre, qu’il suffit de dire un mot sur un assesseur quelconque, pour que tous les assesseurs, depuis Riga jusqu’au Kamtchatka, y voient une allusion à eux-mêmes. Ceci s’applique du reste à tous les grades, à tous les rangs.

Kovaliov était un assesseur de collège du Caucase. Il n’était en possession de ce titre que depuis deux ans, c’est pourquoi il ne l’oubliait pas, fût-ce pour un instant, et afin de se donner encore plus d’importance, il ne se faisait jamais appeler assesseur de collège, mais toujours «major».

– Écoute, ma colombe, disait-il ordinairement quand il rencontrait dans la rue une bonne femme qui vendait des faux cols, viens chez moi, j’habite rue Sadovaïa; tu n’as qu’à demander l’appartement du major Kovaliov, chacun te l’indiquera.

Pour cette raison, nous appellerons dorénavant major cet assesseur de collège.

Le major Kovaliov avait l’habitude de se promener chaque jour sur la Perspective de Nievsky. Son faux col était toujours d’une blancheur éblouissante et très empesé. Ses favoris appartenaient à l’espèce qu’on peut rencontrer encore aujourd’hui chez les arpenteurs des gouvernements et des districts, chez les architectes et les médecins de régiment, chez bien d’autres personnes occupant des fonctions diverses et, en général, chez tous les hommes qui possèdent des joues rebondies et rubicondes et jouent en perfection au boston: ces favoris suivent le beau milieu de la joue et viennent rejoindre en ligne droite le nez.

Le major Kovaliov portait une grande quantité de petits cachets sur lesquels étaient gravés des armoiries, les jours de la semaine, etc. Il était venu de Saint-Pétersbourg pour affaires, et notamment pour chercher un emploi qui convînt à son rang: celui de gouverneur, s’il se pouvait, sinon, celui d’huissier dans quelque administration en vue. Le major Kovaliov n’aurait pas refusé non plus de se marier, mais dans le cas seulement où la fiancée lui apporterait 200 000 roubles de dot. Que le lecteur juge donc par lui-même quelle devait être la situation de ce major, lorsqu’il aperçut, à la place d’un nez assez bien conformé, une étendue d’une platitude désespérante.

Pour comble de malheur, pas un seul fiacre ne se montrait dans la rue et il se trouva obligé d’aller à pied, en s’emmitouflant dans son manteau et, le mouchoir sur sa figure, faisant semblant de saigner du nez.

«Mais peut-être tout cela n’est-il que le fait de mon imagination; il n’est pas possible qu’un nez disparaisse ainsi sottement», pensa-t-il.

Et il entra exprès dans une pâtisserie, rien que pour se regarder dans une glace. Heureusement pour lui, il n’y avait pas de clients dans la boutique; seuls, des marmitons balayaient les pièces; d’autres, les yeux ensommeillés, apportaient sur des plats des gâteaux tout chauds; sur les tables et les chaises traînaient les journaux de la veille.

– Dieu merci, il n’y a personne, se dit-il, je puis me regarder maintenant.

Il s’approcha timidement de la glace et y jeta un coup d’œil.

– Peste, que c’est vilain, fit-il en crachant de dégoût, s’il y avait du moins quelque chose pour remplacer le nez!… mais comme cela… rien!

Dépité, se mordant les lèvres, il sortit de la pâtisserie, résolu, contre toutes ses habitudes, à ne regarder personne, à ne sourire à personne. Tout à coup, il s’arrêta comme pétrifié devant la porte d’une maison; quelque chose d’inexplicable venait de se passer sous ses yeux. Une voiture avait fait halte devant le perron: la portière s’ouvrit, un monsieur en uniforme sauta en bas de la voiture et monta rapidement l’escalier. Quelle ne fut donc pas la terreur, et en même temps la stupéfaction de Kovaliov, lorsqu’il reconnut chez ce monsieur son propre nez!

À ce spectacle inattendu, tout sembla tournoyer devant ses yeux; il eut peine à se maintenir debout, mais, quoiqu’il tremblât comme dans un accès de fièvre, il résolut d’attendre le retour du nez. Deux minutes plus tard celui-ci sortait en effet de la maison. Il portait un uniforme brodé d’or avec un grand col droit, un pantalon en peau et une épée au côté. Son chapeau à plumet pouvait faire croire qu’il possédait le grade de conseiller d’État. Selon toute évidence, il était en tournée de visites. Il regarda autour de lui, jeta au cocher l’ordre d’avancer, monta en voiture et partit.

Le pauvre Kovaliov faillit devenir fou. Il ne savait que penser d’un événement aussi bizarre. Comment avait-il pu se faire, en effet, qu’un nez qui, la veille encore, se trouvait sur son propre visage, et qui était certainement incapable d’aller à pied ou en voiture, portât maintenant uniforme? Il suivit en courant la voiture qui, heureusement pour lui, s’arrêta à quelques pas de là, devant le grand Bazar de Moscou. Il se hâta de le rejoindre, en se faufilant à travers la rangée des vieilles mendiantes à la tête entortillée de bandes avec des ouvertures ménagées pour les yeux, et dont il s’égayait fort autrefois.

Il y avait peu de monde devant le Bazar. Kovaliov était si ému qu’il ne pouvait se résoudre à rien, et cherchait des yeux ce monsieur dans tous les coins. Il l’aperçut enfin devant une boutique. Le nez avait complètement dissimulé sa figure sous son grand col et examinait avec beaucoup d’attention je ne sais quelles marchandises.

– Comment l’aborder? se demandait Kovaliov. À en juger par tout son uniforme, son chapeau, il est évident qu’il est conseiller d’État. Du diable si je sais comment m’y prendre!

Il se mit à toussoter à côté de lui, mais le nez gardait toujours la même attitude.

– Monsieur, commença Kovaliov, en faisant un effort pour reprendre courage, monsieur…

– Que désirez-vous?… répondit le nez en se retournant.

– Il me semble étrange, monsieur, je crois… vous devez connaître votre place; et tout à coup je vous retrouve, où?… Vous conviendrez…

– Excusez-moi, je ne comprends pas bien de quoi il vous plaît de me parler… Expliquez-vous.

«Comment lui expliquer cela?» pensait Kovaliov. Et, prenant son courage à deux mains, il continua:

– Certes, moi, d’ailleurs… je suis major… Pour moi, ne pas avoir de nez, vous en conviendrez, n’est pas bien séant. Une marchande qui vend des oranges sur le pont de Vozniessensk peut rester là sans nez, mais moi qui ai en vue d’obtenir… avec cela, qui fréquente dans plusieurs maisons où se trouvent des dames: Mme Tchektyriev, femme de conseiller d’État, et d’autres encore… Jugez vous-même… Je ne sais vraiment pas, monsieur… (ici le major Kovaliov haussa les épaules) excusez-moi… si on envisage cela au point de vue des principes du devoir et de l’honneur… Vous pouvez comprendre cela vous-même.