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À ces mots, le commissaire fourra ses mains dans sa poche et en retira le nez enveloppé dans du papier.

– C’est cela, c’est lui! s’écria Kovaliov, c’est bien lui… Voulez-vous prendre tout à l’heure, avec moi, une tasse de thé?

– Cela me ferait bien plaisir, mais je ne peux pas. Je dois me rendre d’ici à la maison de force… Les vivres sont devenus très chers maintenant… J’ai avec moi ma belle-mère et puis des enfants, l’aîné surtout donne de grandes espérances; c’est un garçon très intelligent, mais les moyens nécessaires pour leur éducation me font absolument défaut.

Après le départ du commissaire, Kovaliov demeura dans un état d’âme en quelque sorte vague, et ce ne fut que quelques instants après qu’il reconquit la faculté de voir et de sentir, si grand avait été le saisissement dans lequel l’avait plongé cette joie inattendue. Il prit avec précaution le nez retrouvé dans le creux de ses mains et l’examina encore une fois avec la plus grande attention:

– C’est lui, c’est bien lui! disait-il. Voici même le bouton qui m’a poussé hier sur le côté gauche.

Et le major faillit rire de ravissement.

Mais rien n’est durable dans ce monde, et c’est pourquoi la joie est moins vive dans l’instant qui suit le premier, s’atténue encore dans le troisième, et finit par se confondre avec l’état habituel de notre âme, comme le cercle que la chute d’un caillou a formé sur la surface de l’eau finit par se confondre avec cette surface. Kovaliov se mit à réfléchir, comprenant bien que l’affaire n’était pas encore terminée: le nez était retrouvé, mais il fallait encore le recoller, le remettre à sa place.

– Et s’il ne se recollait pas?

À cette question qu’il se posait à lui-même, Kovaliov pâlit.

Avec un sentiment d’indicible frayeur, il s’élança vers la table et se plaça devant la glace afin de ne pas reposer le nez de travers. Ses mains tremblaient.

Avec toutes sortes de précautions, il l’appliqua à l’endroit qu’il occupait antérieurement. Horreur! le nez n’adhérait pas!… Il le porta à sa bouche, le réchauffa légèrement avec son haleine et de nouveau le plaça sur l’espace uni qui se trouvait entre les deux joues; mais le nez ne tenait pas.

– Voyons, va donc, imbécile! lui disait-il.

Mais le nez semblait être de bois, et retombait sur la table avec un bruit étrange, comme si c’eût été un bouchon. La face du major se convulsa.

– Est-il possible qu’il n’adhère pas? se disait-il, plein de frayeur. Mais il avait beau l’ajuster à la place qui était pourtant la sienne, tous ses efforts restaient vains.

Il appela Ivan et l’envoya chercher le médecin, qui occupait dans la même maison le plus bel appartement. Ce médecin était un homme de belle prestance, qui possédait de magnifiques favoris d’un noir de goudron, une femme jeune et bien portante, mangeait le matin des pommes fraîches, et tenait sa bouche dans une propreté extrême, se la rinçant chaque matin trois quarts d’heure durant, et se nettoyant les dents avec cinq espèces différentes de brosses. Le médecin vint immédiatement. Après avoir demandé au major depuis quand ce malheur lui était arrivé, il souleva son menton et lui donna une pichenette avec le pouce, juste à l’endroit qu’occupait autrefois le nez, de sorte que le major rejeta la tête en arrière avec une telle force que sa nuque alla frapper contre la muraille. Le médecin lui dit que ce n’était rien; il l’invita à se reculer quelque peu du mur, puis, lui faisant plier la tête à droite, tâta l’emplacement du nez et poussa un «hum!» significatif; après quoi, il lui fit plier la tête à gauche, poussa encore un «hum!» et, en dernier lieu, lui donna de nouveau une chiquenaude avec son pouce, si bien que le major Kovaliov sursauta comme un cheval dont on examinerait les dents. Après cette épreuve, le médecin secoua la tête et dit:

– Non, cela ne se peut pas. Restez plutôt tel quel, parce qu’il vous arriverait pis peut-être. Certes, on peut le remettre tout de suite, mais je vous assure que le remède serait pire que le mal.

– Voilà qui est bien! Comment donc rester sans nez? fit Kovaliov; il n’y a rien de pire que cela. Où puis-je me montrer avec un aspect aussi vilain?… Je fréquente la bonne compagnie, aujourd’hui je suis encore invité à deux soirées. Je connais beaucoup de dames: la femme du conseiller d’État Mme Tchektyriev, Mme Podtotchina, femme d’officier supérieur, – quoique, après ses agissements, je ne veuille plus avoir affaire à elle autrement que par l’entremise de la police… Je vous en prie, continua Kovaliov, d’un ton suppliant, trouvez un moyen quelconque, remettez-le d’une façon ou d’une autre; que ce ne soit même pas tout à fait bien, pourvu que cela tienne, je pourrai même le soutenir un peu avec ma main, dans les cas dangereux. D’ailleurs, je ne danse même pas, de sorte que je ne risque pas de lui causer aucun dommage par quelque mouvement imprudent. Quant à vos honoraires, soyez sans crainte, tout ce qui sera dans la mesure de mes moyens…

– Croyez-moi, fit le docteur d’une voix ni haute ni basse, mais très douce et comme magnétique, je ne traite jamais par amour du gain. C’est contraire à mes principes et à mon art. J’accepte, il est vrai, des honoraires, mais seulement afin de ne pas blesser, par mon refus, les malades qui ont recours à moi. Certes, j’aurais pu remettre votre nez, mais je vous assure, sur l’honneur, si vous ne voulez pas croire à ma simple parole, que ce sera bien pis. Laissez plutôt faire la nature elle-même. Lavez souvent la place avec de l’eau froide et je vous assure que, sans nez, vous vous porterez tout aussi bien que si vous l’aviez. Et quant au nez lui-même, je vous conseille de le mettre dans un flacon rempli d’alcool ou, ce qui vaut encore mieux, de vinaigre chauffé, mêlé à deux cuillerées d’eau régale, et alors vous pourrez le vendre encore à un bon prix. Moi-même je vous le prendrais bien, pourvu que vous n’en demandiez pas trop cher.

– Non, non, je ne le vendrai pas pour rien au monde. J’aime mieux qu’il soit perdu.

– Excusez, fit le docteur en prenant congé. Je croyais vous être utile; je n’y puis rien; du moins vous êtes-vous convaincu de ma bonne volonté.

Ce disant, le docteur quitta la chambre, d’une démarche noble et fière. Kovaliov ne la regarda même pas; plongé dans une insensibilité profonde, il ne vit passer devant lui que le bord de ses manchettes, blanc comme neige, qui sortait des manches de son habit noir.

Il se résolut dès le lendemain, avant de porter plainte, à écrire à la femme d’officier supérieur, pour voir si elle ne consentirait pas à lui rendre sans contestation ce qu’elle lui avait pris. La lettre était libellée comme suit:

«Madame Alexandra Podtotchina,

«Je comprends difficilement vos façons de faire. Soyez certaine qu’en agissant ainsi vous ne gagnerez rien et ne me contraindrez nullement à épouser votre fille. Croyez-moi, l’histoire de mon nez est éventée; c’est vous et nul autre qui y avez pris la part principale. Sa séparation inopinée d’avec la place qu’il occupait, sa fuite et ses déguisements, tantôt sous les traits d’un fonctionnaire, tantôt enfin sous son propre aspect, ne sont que la conséquence de maléfices employés par vous ou par des personnes qui, comme vous, s’adonnent à d’aussi nobles occupations. De mon côté, je crois devoir vous prévenir que si le nez sus indiqué ne se retrouve pas dès aujourd’hui à sa place, je serai forcé de recourir à la protection des lois.

«D’ailleurs, avec tous mes respects, j’ai l’honneur

«d’être votre humble serviteur,

«Platon Kovaliov.»

La réponse ne se fit pas attendre, elle était ainsi conçue:

«Monsieur Platon Kovaliov,

«Votre lettre m’a profondément étonnée. Je l’avoue, je ne m’y attendais nullement, surtout pour ce qui regarde les reproches injustes de votre part. Je vous avertis que le fonctionnaire dont vous me parlez n’a jamais été reçu chez moi, ni déguisé ni sous son propre aspect. Il est vrai que Philippe Ivanovitch Potantchikoff fréquentait chez moi, et quoiqu’il eût en effet recherché la main de ma fille, quoiqu’il fût un homme de bonne conduite, sobre, et qu’il eût beaucoup de lecture, je ne lui ai jamais donné aucun espoir. Vous faites encore mention d’un nez. Si vous voulez dire par là que je voulais vous laisser avec un pied de nez, c’est-à-dire vous opposer un refus formel, je suis fort étonnée de vous l’entendre dire, puisque moi, comme vous le savez bien, j’étais d’un avis tout opposé. Et si dès maintenant vous vouliez demander la main de ma fille, je suis disposée à vous satisfaire, puisque tel a toujours été l’objet de mon plus vif désir; dans l’attente de quoi je reste toute prête à vous servir.