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« Et comment va George ? demanda Harry. Toujours aussi avare ? Il criait comme un damné avant de tirer un sou de sa poche.

— George fait de la politique. Il est membre du Parlement.

— Comment ! George au Parlement ? Voilà qui est épatant ! »

Harry jeta la tête en arrière et rit à gorge déployée.

Son rire de stentor se déchaîna brutalement dans le salon à l’air confiné. Pilar fut suffoquée et Lydia fronça le sourcil.

À un bruit derrière lui, Harry s’arrêta de rire et se retourna brusquement. Il n’avait pas entendu entrer ; Alfred se tenait près de la porte et considérait son frère d’un air bizarre.

Après un instant d’hésitation, Harry sourit et fit un pas en avant.

« Tiens ! c’est Alfred ! s’exclama-t-il.

— Bonjour, Harry. »

Les deux frères se dévisagèrent longuement. Lydia retint son souffle et songea :

« Ils sont ridicules ! On dirait deux chiens… qui se mesurent du regard ! »

De son côté, Pilar pensait :

« Comme ils sont stupides de rester ainsi l’un devant l’autre… Pourquoi ne s’embrassent-ils pas ? Non, évidemment, les Anglais ne s’embrassent pas. Ils pourraient tout de même se dire quelque chose. Pourquoi se regardent-ils ainsi ? »

Enfin, Harry prononça :

« Ah ! cela me semble drôle de me retrouver à la maison.

— Je comprends cela. Il y a pas mal d’années que tu… l’as quittée. »

Harry leva la tête et passa l’index le long de sa joue, ce qui, chez lui, trahissait une humeur querelleuse.

« Oui, dit-il, je suis heureux d’être revenu… chez nous. »

Il fit une pause avant de prononcer ces derniers mots afin de leur donner plus de poids.

II

« Ma vie n’a certes pas été exemplaire », disait Siméon Lee.

Enfoncé dans son grand fauteuil, le menton relevé, l’air pensif, d’un doigt il caressait sa joue. Devant lui, les flammes d’un bon feu dansaient et projetaient leurs lueurs rouges dans la pièce. Pilar, assise au coin de la cheminée, tenait à la main un petit écran de carton, dont elle se protégeait le visage. De temps à autre, elle s’éventait d’un geste souple du poignet. Siméon l’observait.

Il continuait de parler, plus pour lui-même que pour la jeune fille, mais stimulé par sa présence.

Pilar dit, en haussant les épaules :

« Tous les hommes sont méchants, du moins à ce que prétendaient les bonnes sœurs. Voilà pourquoi il faut prier pour eux.

— Ah ! Mais moi j’ai été plus méchant que les autres hommes, déclara son grand-père en ricanant. Je ne regrette rien… rien du tout ! Je me suis bien amusé. On dit qu’on se repent dans sa vieillesse des fautes de sa jeunesse. Quelle sottise ! Moi, je n’éprouve aucun remords… Pourtant, j’ai commis tous les péchés… Et les femmes… J’en ai eu des aventures dans ma vie ! On m’a parlé, l’autre jour, d’un chef arabe qui possédait une garde personnelle formée de ses quarante fils… tous à peu près du même âge ! Ah ! Quarante ! Je ne sais si j’arriverais à quarante, mais je pourrais me découvrir une garde assez nombreuse si je recherchais mes bâtards ! Hé ! Pilar, que penses-tu de ton grand-père ? Je te scandalise ? »

Elle le regarda fixement :

« Non, pourquoi serais-je scandalisée ? Les hommes ont de tout temps désiré les femmes. Mon père, comme les autres. Voilà pourquoi leurs épouses sont malheureuses et vont prier à l’église. »

Le vieux fronça le sourcil, et murmura pour lui-même :

« Évidemment, j’ai rendu Adélaïde malheureuse. Dieu ! Quelle femme ! Jolie et fraîche comme une rose au début de notre mariage. Mais par la suite elle ne faisait que gémir et pleurnicher. Il y a de quoi exaspérer un homme, de voir toujours sa femme en pleurs. Elle n’avait pas de cran, Adélaïde. Si seulement elle s’était révoltée ! Mais jamais le moindre reproche… En l’épousant, je croyais changer de conduite, m’assagir, élever une famille et… rompre avec le passé… »

Sa voix s’éteignit. Il regardait les flammes mobiles.

« Élever une famille… Dieu ! Quelle famille ! »

Soudain, il fit un ricanement aigu.

« Voyez-les tous tant qu’ils sont ! Pas un qui m’ait donné un petit-fils pour perpétuer mon nom ! Ils n’ont donc pas de sang dans les veines ! Alfred, par exemple… Dieu du Ciel ! Ce qu’Alfred peut m’ennuyer avec son air de chien fidèle… toujours prêt à m’obéir. Quel garçon stupide ! J’aime Lydia, sa femme. Elle, au moins, a de l’énergie. Elle ne m’aime pas, je le sais bien ! Mais elle me supporte à cause de ce benêt d’Alfred. »

Il jeta un coup d’œil à la jeune fille assise au coin du feu :

« Pilar, souviens-toi de ceci : rien n’est aussi ennuyeux qu’une soumission aveugle à votre volonté. »

Elle lui sourit. Il poursuivit, heureux de bavarder devant cette jeune fille à la personnalité si vive :

« Et George ? Un vrai empoté ! Un sac plein de vent, une tête sans cervelle et… avare avec cela ! David ? Un fou et un rêveur ! La seule chose raisonnable qu’il a faite c’est d’épouser une femme pleine de bon sens. »

Il frappa du poing le bras de son fauteuil et ajouta :

« Harry est le meilleur de la bande ! Ce pauvre vieux Harry, le mauvais sujet de la famille. Du moins, celui-là est plein de vie !

— Oui, acquiesça Pilar. Il sait rire… » Il rit fort, en renversant la tête en arrière. « Oh ! moi aussi, j’aime bien Harry.

— Vraiment, Pilar ? Harry a toujours su plaire aux femmes. Il tient cela de moi. »

Le vieillard fit entendre un ricanement sifflant d’asthmatique.

« Ah ! j’ai bien vécu ! Rien ne m’a manqué !

— En Espagne, nous avons un proverbe qui dit : « Prenez ce qui vous plaît, pourvu que vous y mettiez le prix et Dieu sera content. »

D’un geste approbateur, le vieux Siméon tapota le bras de son fauteuil.

« Voilà qui est parfait ! C’est bien ainsi que je l’entends. Prenez ce qui vous plaît… Toute ma vie… j’ai pris ce qui me plaisait… »

D’une voix claire et aiguë, sa petite-fille l’interrompit :

« Et avez-vous payé, grand-père ? »

Siméon s’arrêta et ricana doucement. Puis, se redressant, il fixa sur Pilar un œil interrogateur :

« Que dis-tu là ?

— Je demande si vous avez payé pour ce que vous avez pris, grand-père ?

— Je… je n’en sais rien », répondit Siméon.

Frappant du poing le bras de son fauteuil, il s’écria :

« Qu’est-ce qui te fait dire cela, mon enfant ? Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

— Je… je me demandais… », balbutia la jeune fille, cessant de s’éventer.

Les yeux sombres et voilés de mystère, elle rejetait la tête en arrière, consciente de sa féminité.

« Petite diablesse ! s’écria son grand-père.

— Vous m’aimez tout de même, grand-père, fit-elle d’une voix douce. Cela vous amuse que je vienne ici bavarder avec vous.

— Bien sûr. Il y a si longtemps que je n’ai vu une femme aussi jeune et jolie près de moi. Cela me fait du bien et réchauffe mes vieux os… De plus, tu es mon propre sang… Cette brave Jennifer s’est montrée la meilleure de la famille, après tout ! »

Pilar souriait.

« Attention ! Ne crois pas que je sois dupe de ta gentillesse, lui dit Siméon. Je sais bien pourquoi tu viens ici t’asseoir et écouter patiemment mes radotages… C’est pour mon argent… pour mon argent… Voyons, tu ne vas pas prétendre que tu aimes ton vieux grand-père ?