— Messieurs, tout cela est très intéressant, mais dans un cadre de références plutôt spécialisé, et cela s’éloigne peut-être un peu du contexte que nous nous efforçons de clarifier ici…
— Non, excusez-moi, colonel Dongh, cela pourrait être le nœud du problème. Oui, docteur Lyubov ?
— Eh bien, je me demande s’ils ne sont pas en train de prouver leur capacité d’adaptation. En adaptant leur comportement au nôtre. À la Colonie Terrienne. Pendant quatre ans, ils se sont conduits envers nous comme ils se conduisent entre eux. Malgré les différences physiques, ils nous reconnaissent comme des membres de leur espèce, comme des hommes. Cependant, nous n’avons pas répondu comme l’auraient fait des membres de leur espèce. Nous avons ignoré les réponses, les droits et les obligations de la non-violence. Nous avons tué, violé, éparpillé et asservi les humains indigènes, nous avons détruit leurs communautés, et abattu leurs forêts. Il ne serait pas surprenant qu’ils aient fini par décider que nous ne sommes pas humains.
— Et que vous pouvez donc être tués, comme des animaux, oui, oui, dit le Cétien, qui appréciait la logique ; mais le visage de Lepennon était maintenant aussi dur que de la pierre blanche.
— Asservi ? demanda-t-il.
— Le capitaine Lyubov exprime ses opinions et théories personnelles, répondit le colonel Dongh, dont je dois dire que je considère qu’elles sont peut-être erronées, d’ailleurs lui et moi avons déjà discuté de ce genre de choses, bien que le contexte présent soit déplacé. Nous n’employons pas d’esclaves, monsieur. Certains indigènes jouent un rôle utile dans notre communauté. Le Corps de Travail Autochtone Volontaire est présent dans tous nos camps à la seule exception des camps temporaires. Nous avons ici un personnel très limité pour accomplir nos tâches, et nous avons besoin de travailleurs, et nous utilisons tous ceux que nous pouvons obtenir, mais cela ne peut en aucun cas être considéré comme une forme d’esclavage, sûrement pas.
Lepennon était sur le point de prendre la parole, mais la laissa au Cétien, qui demanda simplement :
— Combien y a-t-il d’êtres de chaque race ?
Gosse répondit :
— Deux mille six cent quarante et un Terriens, maintenant. Lyubov et moi estimons la population evie indigène à trois millions, en gros.
— Vous auriez dû prendre ces statistiques en considération avant d’altérer les traditions locales, messieurs ! s’exclama Or, avec un rire déplaisant mais tout à fait sincère.
— Nous sommes suffisamment bien armés et équipés pour résister à n’importe quel type d’agression venant de la part des indigènes, répondit le colonel. Il y avait cependant un consensus général, à la fois des premières Missions d’Exploration et des spécialistes de notre propre groupe de recherche ici présent, dirigé par le capitaine Lyubov, qui nous laissait entendre que les Nouveaux Tahitiens forment une espèce primitive, inoffensive et pacifique. Mais ces informations étaient de toute évidence erronées…
Or interrompit le colonel.
— Évidemment ! Vous croyez que l’espèce humaine est primitive, inoffensive et pacifique, Colonel ? Non. Mais vous saviez que les evis de cette planète sont humains ? Aussi humains que vous ou moi ou Lepennon – puisque nous provenons tous de la même souche hainienne originelle ?
— Ceci est la théorie scientifique, je pense que…
— Colonel, c’est un fait historique.
— Je ne suis pas obligé de l’accepter comme un fait, répondit le vieux colonel, qui s’échauffait, et je n’aime pas qu’on essaie de me forcer à avaler de simples opinions. Le fait est que ces créates mesurent un mètre de haut, qu’ils sont couverts de fourrure verte, qu’ils ne dorment pas et ne sont pas des êtres humains selon mes critères !
— Capitaine Davidson, demanda le Cétien, considérez-vous les evis comme des humains ou non ?
— Je ne sais pas.
— Mais vous avez eu des rapports sexuels avec une evie – cette femme de Selver. Auriez-vous eu des rapports sexuels avec un animal femelle ? Et les autres parmi vous ?
Son regard passa sur le colonel violacé, sur les majors à l’air maussade, sur les capitaines livides et les spécialistes serviles. Le mépris se dessina sur son visage.
— Vous n’avez pas suffisamment réfléchi à toutes ces choses, dit-il.
Ce qui, selon ses critères, était une violente insulte.
Le commandant du Shackleton finit par sauver quelques paroles de ce gouffre de silence embarrassé.
— Eh bien, messieurs, la tragédie du Camp Smith est clairement liée à l’ensemble des relations entre la colonie et les indigènes, et ce n’est en aucun cas un épisode insignifiant et isolé. C’est ce que nous devions établir. Comme c’est le cas, nous pouvons vous aider d’une manière positive à réduire les problèmes qui se posent à vous. Le but principal de notre mission n’était pas de débarquer ici quelques centaines de filles, bien que je sache à quel point vous les attendiez, mais de nous rendre à Prestno, qui a éprouvé quelques difficultés, et de donner au gouvernement de ce monde un ansible. C’est-à-dire un transmetteur ACI[2].
— Quoi ? dit Sereng, un ingénieur.
Tout autour de la table, les regards s’immobilisèrent.
— Celui que nous avons à bord est un ancien modèle, et il coûte en gros un revenu planétaire annuel. Du moins, c’en était le prix il y a vingt-sept ans en temps planétaire, lorsque nous avons quitté la Terre. Ils en fabriquent maintenant qui sont relativement bon marché ; tous les vaisseaux de la Flotte en sont désormais équipés ; et si les choses s’étaient déroulées normalement, un robo-nef ou un vaisseau habité serait venu ici en apporter un à votre colonie. Il se trouve qu’il s’agit dans votre cas d’un vaisseau habité de l’Administration, qui est en chemin actuellement, et qui devrait arriver dans 9,4 années-T si je me souviens bien des informations.
— Comment le savez-vous ? demanda quelqu’un, posant la question qu’attendait le commandant Yung qui répondit en souriant :
— Grâce à l’ansible : celui que nous avons à bord. M. Or, votre peuple a inventé l’appareil, peut-être pourriez-vous en expliquer le fonctionnement aux personnes présentes qui ne connaissent pas bien ces termes ?
Le Cétien ne se détendit pas.
— Je n’essaierai pas d’expliquer aux personnes présentes les principes du fonctionnement de l’ansible, dit-il. Son effet peut être énoncé simplement : c’est la transmission instantanée d’un message à travers n’importe quelle distance. Un élément doit se trouver sur un corps de masse élevée, l’autre peut être situé n’importe où dans le cosmos. Depuis son arrivée en orbite, le Shackleton est resté journellement en communication avec Terra, qui se trouve maintenant à vingt-sept années-lumière de distance. L’intervalle entre l’envoi de la question et l’arrivée de la réponse ne dure pas cinquante-quatre ans, comme c’est le cas avec un appareil électromagnétique. Il n’existe pas. Il n’y a plus de distance temporelle entre les mondes.
— Dès que nous sommes sortis de la dilatation temporelle NAFAL pour entrer dans l’espace-temps planétaire, ici même, poursuivit le commandant à la voix douce, nous avons passé un coup de fil à la maison, pourrait-on dire. Et l’on nous a appris ce qui s’était passé durant les vingt-sept années qu’avait duré notre voyage. Les objets matériels sont toujours assujettis à la distance temporelle, mais plus la transmission de l’information. Comme vous pouvez vous en rendre compte, ceci est aussi important pour nous, en tant que race interstellaire, que l’a été la parole à une époque bien lointaine de notre évolution. Et cela aura le même effet : cela rendra possible une société.