— M. Or et moi-même avons quitté la Terre, il y a vingt-sept années, en tant que Légats de nos gouvernements respectifs, Tau II et Hain, dit Lepennon. Sa voix était toujours douce et polie, mais toute chaleur s’était évanouie. Quand nous sommes partis, les gens parlaient de la possibilité de former une sorte de ligue entre les mondes civilisés, puisque la communication était maintenant possible. La Ligue des Mondes existe actuellement. Elle existe depuis dix-huit ans. M. Or et moi-même sommes désormais des Émissaires du Concile de la Ligue, et nous disposons donc de certains pouvoirs et de certaines responsabilités qui n’étaient pas les nôtres lorsque nous avons quitté la Terre.
Les trois hommes du vaisseau continuèrent de parler de toutes ces choses : il existe un appareil de communication instantanée, il y a un supergouvernement interstellaire…
Croyez-le ou non. Ils s’étaient mis d’accord et ils mentaient. Cette pensée traversa l’esprit de Lyubov ; il la soupesa, décida que c’était un soupçon raisonnable mais injustifié, un réflexe de défense, et la repoussa. Cependant certains membres de l’état-major, entraînés à compartimenter leurs réflexions, spécialistes de l’autodéfense, devaient l’accepter aussi promptement qu’il l’avait repoussée. Ils devaient croire que toute personne affirmant détenir une nouvelle autorité était un menteur ou un conspirateur. Ils n’avaient pas plus de raison d’accepter la réalité nouvelle que Lyubov qui, lui, avait été entraîné à garder l’esprit ouvert, qu’il le veuille ou non.
— Devons-nous croire tout… tout cela simplement parce que vous l’affirmez, monsieur ? demanda le colonel Dongh, avec dignité mais sur un ton quelque peu pathétique ; car lui, à l’esprit trop confus pour compartimenter clairement, savait qu’il ne devrait pas croire Lepennon ni Or ni Yung, mais les croyait quand même, et cela l’effrayait.
— Non, répondit le Cétien. Cette attitude a pris fin. Une colonie comme celle-ci devait jusqu’à présent admettre ce que lui affirmaient les vaisseaux de passage et les messages-radio périmés. Désormais ce n’est plus le cas. Vous pouvez vérifier. Nous allons vous donner l’ansible destiné à Prestno. La Ligue nous donne l’autorisation de le faire. Autorisation reçue par ansible, bien sûr. Votre colonie est en mauvaise posture. Pire que je ne le pensais d’après vos rapports. Qui sont très incomplets ; la censure ou la stupidité a fait son œuvre. De toute façon, vous disposerez désormais de l’ansible, et vous pourrez communiquer avec l’Administration Terrienne ; vous pourrez demander des ordres, et vous saurez comment agir. Étant donné les profonds changements qui se sont produits dans l’organisation du Gouvernement Terrien depuis notre départ, je vous recommande de le faire dès réception de l’appareil. Il n’y a plus la moindre excuse pour suivre des ordres périmés ; pour l’ignorance ; pour l’autonomie irresponsable.
Le Cétien était aigre et, comme le lait, il restait aigre. M. Or était vraiment arrogant, et le commandant Yung aurait dû le faire taire. Mais le pouvait-il ? Quel était le rang d’un « Émissaire du Concile de la Ligue des Mondes » ? Qui commande ici ? se dit Lyubov, et lui aussi éprouva un sentiment de peur. Sa migraine était revenue comme une sensation de constriction, une sorte de bandeau étroit qui lui pressait les tempes.
Il regarda, de l’autre côté de la table, les longs doigts blancs de Lepennon, la main gauche posée sur la droite, calmes, sur le bois nu et poli. La peau blanche était un défaut selon le goût esthétique terrien de Lyubov, mais la force et la sérénité de ces mains lui plaisaient énormément. Pour les Hainiens, pensa-t-il, la civilisation est naturelle. Cela fait si longtemps qu’ils la possèdent. Ils menaient leur vie intellectuelle et sociale avec la grâce d’un chat qui chasse dans le jardin, avec la certitude d’une hirondelle qui suit l’été par-dessus la mer. C’étaient des experts. Ils n’avaient jamais besoin de prendre une pose, de feindre. Ils étaient ce qu’ils étaient. Personne ne semblait porter aussi bien la forme humaine, sauf, peut-être, les petits hommes verts ? Ces créates déviants, rabougris, suradaptés, stagnants, qui étaient aussi totalement, aussi honnêtement, aussi sereinement ce qu’ils étaient…
Un Officier, Benton, demanda à Lepennon si Or et lui se trouvaient sur cette planète en tant qu’observateurs pour la (il hésita) Ligue des Mondes, ou s’ils prétendaient avoir la moindre autorité sur… Lepennon le coupa poliment :
— Nous sommes ici en tant qu’observateurs, nous n’avons pas le pouvoir de donner des ordres, mais seulement de faire un rapport. Vous n’avez toujours de comptes à rendre qu’à votre seul Gouvernement Terrien.
Le colonel Dongh déclara d’un ton soulagé :
— Alors, rien n’a essentiellement changé…
— Vous oubliez l’ansible, l’interrompit Or. Je vais vous apprendre à vous en servir, Colonel, dès que cette discussion sera terminée. Vous pourrez alors vous entretenir avec votre Administration Coloniale.
— Puisque votre problème est assez urgent, dit le commandant Yung, et comme la Terre est maintenant membre de la Ligue et a pu modifier quelque peu le Code Colonial durant ces dernières années, le conseil de M. Or est à la fois utile et opportun. Nous devrions être reconnaissants à M. Or et à M. Lepennon d’avoir pris la décision de donner à cette Colonie Terrienne l’ansible destiné à Prestno. Ce fut leur décision ; et je ne peux que l’applaudir. Maintenant, il reste encore une décision à prendre, et c’est à moi de le faire, en me guidant sur votre jugement. Si vous pensez que la colonie est en danger imminent de subir d’autres attaques massives de la part des indigènes, je peux maintenir ici mon vaisseau pendant une semaine ou deux, comme arsenal de défense ; je peux également évacuer les femmes. Il n’y a pas encore d’enfants, n’est-ce pas ?
— Non, monsieur, répondit Gosse. Il y a quatre cent quatre-vingt-deux femmes actuellement.
— Eh bien, j’ai de la place pour trois cent quatre-vingts passagers ; nous pourrions en entasser une centaine de plus ; la masse supplémentaire ajouterait environ une année au voyage de retour, mais ça pourrait être possible. Malheureusement, c’est tout ce que je peux faire. Nous devons poursuivre notre chemin jusqu’à Prestno ; votre voisin le plus proche, comme vous le savez, à 1,8 année-lumière. Nous nous arrêterons ici en rentrant vers Terra, mais ce ne sera pas avant trois années-T et demie, au moins. Vous pourrez tenir ?
— Oui, répondit le colonel, et les autres lui firent écho. Nous avons reçu un avertissement, et on ne nous prendra plus par surprise.
— D’un autre côté, demanda le Cétien, les indigènes pourront-ils tenir encore trois années terriennes et demie ?
— Oui, dit le colonel. « Non », dit Lyubov. Il avait observé le visage de Davidson, et une sorte de panique s’était emparée de lui.
— Colonel ? demanda poliment Lepennon.
— Nous sommes ici depuis maintenant quatre ans et les indigènes prospèrent. Il y a suffisamment de place, que nous pouvons tous partager, car comme vous le voyez cette planète est largement sous-peuplée, et l’Administration n’aurait pas entrepris sa colonisation si cela n’avait pas été le cas. Et que chacun se mette bien dans la tête qu’ils ne nous prendront plus par surprise ; nous avons reçu des informations erronées sur la nature de ces indigènes, mais nous sommes bien armés et capables de nous défendre, bien que nous n’ayons pas l’intention d’user de représailles. C’est formellement interdit par le Code colonial, bien que je ne sache pas quelles nouvelles règles ce nouveau gouvernement a pu y ajouter, mais nous resterons simplement sur nos positions comme nous l’avons fait jusqu’à présent, et les règles s’opposent absolument aux représailles de masse ou au génocide. Nous n’enverrons aucun message pour demander de l’aide, après tout une colonie située à vingt-sept années-lumière de sa planète d’origine doit s’attendre à se débrouiller seule et en fait à se suffire à elle-même, et je ne vois pas en quoi l’ACI pourrait réellement changer cet état de choses puisque le vaisseau, les hommes et le matériel doivent toujours se déplacer à une vitesse légèrement inférieure à celle de la lumière. Nous continuerons seulement d’envoyer le bois chez nous, et de rester sur nos gardes. Les femmes ne courent aucun danger.