— M. Lyubov ? dit Lepennon.
— Nous sommes ici depuis quatre ans. Je ne sais pas si la culture humaine indigène pourra survivre quatre années de plus. En ce qui concerne l’ensemble de l’écologie des continents, je pense que Gosse me soutiendra si je dis que nous avons irrévocablement détruit les systèmes de vie indigènes sur une grande île, avons causé d’énormes dommages sur ce sous-continent nommé Sornol, et que si nous continuons à déboiser au rythme actuel, nous pouvons ramener les principales terres habitables à l’état de déserts avant dix ans. Ce n’est pas la faute du Q.G. de la colonie ou du Bureau Forestier ; ils n’ont fait que suivre un Plan de Développement établi sur Terre sans connaissance suffisante de la planète à exploiter, de ses systèmes de vie, ni de ses habitants humains indigènes.
— M. Gosse ? dit la voix polie.
— Eh bien, Raj, tu noircis un peu la situation. Il est inutile de nier que l’île du Dépotoir, qui a subi un déboisement trop intensif, directement à l’encontre de mes recommandations, n’est plus qu’une terre ruinée. Si un trop important pourcentage de forêts est abattu dans une zone donnée, les plantes fibreuses ne se reproduisent pas, voyez-vous, messieurs, et le rhizosystème des plantes fibreuses est le principal maintien du sol en terrain dégagé ; sans lui, le sol devient poudreux et il est entraîné rapidement par l’érosion du vent et les fortes chutes de pluie. Mais je ne suis pas d’accord pour dire que nos directives principales sont fautives, tant qu’elles sont scrupuleusement suivies. Elles ont été fondées sur une étude attentive de la planète. Nous avons réussi, ici à Central, en suivant le Plan : l’érosion est minimale, et le sol dégagé est particulièrement arable. Après tout, déboiser une forêt ne signifie pas que l’on obtient un désert – sauf peut-être du point de vue d’un écureuil. Nous ne pouvons pas prévoir d’une manière précise comment les systèmes de vie indigènes de la forêt s’adapteront à une nouvelle ambiance forêt-prairie-champ labouré comme celle envisagée par le Plan de Développement, mais nous savons qu’il y a de bonnes chances pour que le pourcentage d’adaptation et de survie soit élevé.
— C’est ce que le Bureau d’Organisation des Sols disait de l’Alaska pendant la première famine », répliqua Lyubov.
Sa gorge s’était serrée et il parlait d’une voix aiguë et enrouée. Il avait compté sur le soutien de Gosse.
— Combien as-tu vu de sapins Sitka dans ta vie, Gosse ? Combien de hiboux des neiges ? Et de loups ? et d’Esquimaux ? Le pourcentage de survie des espèces indigènes de l’Alaska dans leur aire d’habitation était de 0,3 pour cent après quinze ans de Programme de Développement. Il est maintenant de zéro.
— Une écologie forestière est une chose délicate. Si la forêt meurt, sa faune peut disparaître avec elle. Le mot athshéen pour monde signifie également forêt. Commandant Yung, je propose, bien que la colonie ne courre peut-être pas un danger imminent, que la planète soit…
— Capitaine Lyubov, dit le vieux colonel, de telles propositions ne sont pas faites régulièrement par des officiers spécialistes de l’état-major à des officiers d’une autre branche du service, mais doivent être laissées au jugement des officiers supérieurs de la colonie, et je ne peux pas tolérer que vous tentiez à nouveau de donner ainsi des conseils sans en avoir préalablement obtenu l’autorisation.
S’étant laissé surprendre par son propre mouvement d’humeur, Lyubov s’excusa et s’efforça de paraître calme. Si seulement il ne perdait pas son sang-froid, si sa voix ne s’était pas affaiblie et enrouée, s’il restait pondéré…
— Il nous apparaît, reprit le colonel, que vous avez fait des estimations gravement erronées concernant les sentiments pacifiques et non agressifs des indigènes, et c’est parce que nous avons cru à ce diagnostic de non-agressivité venant de la part d’un spécialiste que nous nous sommes exposés à la terrible tragédie du Camp Smith, capitaine Lyubov. C’est pourquoi je pense que nous devons attendre que d’autres spécialistes des evis aient eu le temps de les étudier, car il est évident que vos théories étaient fondamentalement erronées en grande partie.
Lyubov s’assit et encaissa. Que les hommes du vaisseau puissent les voir se rejeter mutuellement le blâme comme une brique brûlante : tant mieux. Plus ils montreraient de dissension, plus les Émissaires seraient enclins à les contrôler et les surveiller. Et il méritait ce blâme ; il s’était trompé. Au diable mon amour-propre, tant qu’il reste une chance aux gens de la forêt, pensa Lyubov, et il fut pris d’un tel sentiment de sa propre humiliation et de son sacrifice que les larmes lui vinrent aux yeux.
Il avait conscience que Davidson l’observait.
Il se redressa et resta très raide, son visage était brûlant et le sang lui tambourinait les tempes. Il ne se laisserait pas railler par ce salaud de Davidson. Or et Lepennon ne pouvaient-ils pas voir quelle sorte d’homme était Davidson, et quel pouvoir il détenait, alors que celui de Lyubov, appelé « consultatif », n’était que dérisoire ? Si on laissait les colons sans autre surveillance qu’une super-radio, le massacre du Camp Smith servirait sans aucun doute d’excuse à une agression systématique envers les indigènes. L’extermination bactériologique, très probablement. Dans trois ans et demi ou quatre ans, le Shackleton reviendrait à la Nouvelle Tahiti pour trouver une colonie terrienne en pleine expansion, et il n’y aurait plus de problème créate. Plus aucun. C’est dommage, cette maladie ; nous avions pris toutes les précautions requises par le Code, mais il a dû y avoir une sorte de mutation, ils ne possédaient aucune résistance naturelle, mais nous sommes parvenus à sauver un groupe d’indigènes en les transportant sur les Nouvelles Malouines, dans l’hémisphère sud, et ils se portent très bien, tous les soixante-deux…
La conférence ne se poursuivit plus très longtemps. Quand elle prit fin, il se pencha vers Lepennon par-dessus la table. « Vous devez dire à la Ligue de faire quelque chose pour sauver les forêts, le peuple de la forêt, dit-il d’une voix presque inaudible, la gorge serrée, vous le devez, je vous en prie, vous le devez. »
Le Hainien le dévisagea ; son regard était réservé, bienveillant, et profond comme un puits. Il ne dit rien.
Quatre
C’était incroyable. Ils étaient tous devenus dingues. Ce foutu monde étranger leur avait complètement fait perdre la boule, ils flottaient dans le pays des songes, comme les créates. Même si on lui repassait le film de ces réunions, il ne parviendrait pas à croire ce qu’il avait vu lors de la conférence et pendant l’exposé qui avait suivi. Un commandant de vaisseau de la Flotte Spatiale qui léchait les bottes de deux humanoïdes. Des ingénieurs et des techs s’extasiant devant une radio bizarre qu’un Cétien Velu leur offrait d’un air extrêmement moqueur et vaniteux, comme si l’ACI n’avait pas été prédit depuis bien des années par la science terrienne ! Les humanoïdes avaient volé l’idée, l’avaient réalisée, et avaient appelé ça un « ansible » pour que personne ne se rende compte que c’était tout bonnement un ACI. Mais le pire de tout avait été la conférence, avec ce psycho de Lyubov qui délirait en pleurnichant, et le colonel Dongh qui le laissait faire, qui le laissait insulter Davidson et l’état-major du Q.G., et la colonie tout entière ; et pendant tout ce temps les deux étrangers assis en ricanant, le petit singe gris et le grand pédé blanc, qui se moquaient des humains.