Il en était également venu à aimer les noms que les Athshéens donnaient à leurs terres et à leurs villes, des mots sonores de deux syllabes : Sornol, Tuntar, Eshreth, Eshsen – qui étaient maintenant Central –, Endtor, Abtan, et par-dessus tout Athshe, qui signifiait la Forêt, et le Monde. Comme terre, terra, tellus désignaient à la fois le sol et la planète, deux significations en un mot. Mais pour les Athshéens le sol, la terre, n’était pas ce vers quoi retournaient les morts et par quoi subsistait le vivant : la substance de leur monde n’était pas la terre, mais la forêt. Le Terrien était boue, poussière rouge. L’Athshéen était branche et racine. Ils ne sculptaient pas des statues d’eux-mêmes dans la pierre, mais seulement dans le bois.
Il posa la puce dans une petite clairière située au nord de la ville, et entra en passant devant la Loge des Femmes. L’odeur âcre d’une ville athshéenne s’accrochait à l’air ; la fumée de bois, la viande de poisson, les herbes aromatiques, la sueur étrangère. L’atmosphère d’une maison souterraine, du moins lorsqu’un Terrien pouvait y pénétrer, était un rare composé de CO2 et d’odeurs infectes. Lyubov avait passé de nombreuses heures stimulantes pour l’intellect à rester recroquevillé en suffoquant dans l’obscurité pestilentielle de la Loge des Hommes de Tuntar. Mais selon toute apparence, il n’y serait pas invité cette fois-ci.
Les gens de la ville avaient bien sûr appris le massacre du Camp Smith, qui s’était produit six semaines auparavant. Ils avaient dû en prendre connaissance très tôt, car les nouvelles se répandaient rapidement parmi les îles, mais pas assez vite malgré tout pour relever d’un « mystérieux pouvoir de télépathie » comme les bûcherons se plaisaient à le croire. La ville savait aussi que les mille deux cents esclaves de Centralville avaient été libérés peu après le massacre du Camp Smith, et Lyubov pensait comme le colonel que les indigènes pourraient considérer le second événement comme un résultat du premier. Cela donnait ce que le colonel appellerait « une impression erronée », mais ce n’était sans doute pas important. Ce qui importait, c’était que les esclaves aient été relâchés. Les erreurs commises ne pouvaient pas être réparées, mais au moins on ne les commettait plus. Ils pouvaient recommencer sur de nouvelles bases : les indigènes sans se demander vainement, avec douleur et étonnement, pourquoi les « umins » traitaient les hommes comme des animaux ; et lui sans le fardeau de l’explication ni les tiraillements d’un irrémédiable sentiment de culpabilité.
Sachant à quel point ils estimaient la franchise et la discussion directe à propos des questions effrayantes ou embarrassantes, il s’attendait à ce que les gens de Tuntar parlent avec lui de ces choses, pour exprimer leur triomphe, ou leurs excuses, leur joie, ou leur gêne. Personne ne le fit. Et personne ne lui dit grand-chose.
Il était venu en fin d’après-midi, ce qui était comme arriver dans une ville terrienne juste avant l’aube. Les Athshéens dormaient – l’opinion des colons, comme c’était souvent le cas, ignorait les faits observables – mais leur minimum physiologique se situait entre midi et quatre heures de l’après-midi, alors qu’il se manifeste généralement chez les Terriens entre deux et cinq heures du matin ; et ils avaient un cycle de haute température et de grande activité à double crête, à l’aube et au crépuscule. La plupart des adultes dormaient cinq ou six heures sur vingt-quatre, en plusieurs siestes ; et les hommes initiés ne dormaient souvent que deux heures ; par suite, si l’on rabaissait à la fois leurs siestes et leurs états de rêve au niveau de la « paresse », on pouvait dire qu’ils ne dormaient jamais. Il était plus facile de dire cela que de comprendre ce qu’ils faisaient réellement. À ce moment, dans Tuntar, les choses commençaient seulement à s’animer de nouveau, après la baisse physiologique de fin de journée.
Lyubov remarqua un bon nombre d’étrangers. Ils le regardaient, mais aucun d’eux ne s’approcha ; ce n’étaient que des présences qui passaient sur d’autres sentiers dans la pénombre des grands chênes. Une personne qu’il connaissait remonta finalement son chemin, Sherrar, la cousine de la chef, une vieille femme de peu d’importance et de peu de compréhension. Elle l’accueillit poliment, mais ne répondit pas ou ne voulut pas répondre à ses questions sur la chef et sur ses deux meilleurs informateurs, Égath le Gardien du Verger et Tubab le Rêveur. Oh, la chef était très occupée, et qui était Égath, voulait-il parler de Geban ? et Tubab se trouvait peut-être ici ou peut-être là-bas, ou peut-être pas. Elle s’accrocha à Lyubov, et personne d’autre ne lui adressa la parole. Accompagné par la minuscule commère verte, geignarde et boitillante, il se fraya un chemin en direction de la Loge des Hommes à travers les bois et les clairières de Tuntar. « Ils sont occupés là-dedans », dit Sherrar.
— À rêver ?
— Comment le saurais-je ? Viens par là, maintenant, Lyubov, viens voir… (Elle savait qu’il voulait toujours voir des choses, mais elle ne parvenait pas à penser à ce qu’elle pourrait lui montrer pour l’attirer.) Viens voir les filets de pêche, dit-elle faiblement.
Une fille qui passait, une des Jeunes Chasseresses, leva les yeux vers lui : un regard noir, un regard d’animosité tel qu’il n’en avait encore jamais reçu de la part d’aucun Athshéen, sauf peut-être d’un petit enfant effrayé par sa hauteur et par son visage imberbe, au point de le menacer en grimaçant. Mais cette fille n’était pas effrayée.
— D’accord, dit-il à Sherrar en sentant que son seul recours était la docilité.
Si les Athshéens avaient vraiment acquis – finalement, et d’une manière brusque – le sens de l’hostilité de groupe, alors il devait l’accepter, et s’efforcer simplement de leur montrer qu’il demeurait un ami fidèle et digne de confiance.
Mais comment leur façon de sentir et de penser avait-elle pu changer si vite, après si longtemps ? Et pourquoi ? Au Camp Smith, la provocation avait été immédiate et intolérable : même les Athshéens seraient portés à la violence par la cruauté de Davidson. Mais cette ville, Tuntar, n’avait jamais été attaquée par les Terriens, n’avait subi aucun raid esclavagiste, n’avait pas vu sa forêt locale abattue ou brûlée. Lui, Lyubov lui-même, avait vécu ici – l’ethnologue ne peut pas toujours effacer sa propre ombre du tableau qu’il peint – mais n’y était plus venu depuis deux mois. Ils avaient eu des nouvelles de Smith, et il y avait maintenant parmi eux des réfugiés, des ex-esclaves, qui avaient souffert des Terriens et qui en parlaient. Mais des nouvelles et des ouï-dire changeraient-ils ceux qui écoutent, les changeraient-ils radicalement ? – alors que leur non-agressivité s’ancrait si profondément en eux, dans leur culture et leur société, et tout au fond de leur subconscient, leur « temps du rêve », et peut-être même jusque dans leur physiologie ? Qu’un Athshéen puisse être amené par une horrible cruauté à accomplir une tentative de meurtre, il le savait : il avait déjà vu cela se produire… une fois. Qu’une communauté démembrée puisse y être amenée de façon semblable, par des outrages pareillement intolérables, il devait bien le croire : cela s’était passé au Camp Smith. Mais que de simples bruits, aussi excessifs soient-ils, puissent déchaîner une communauté bien établie d’Athshéens au point de les faire agir à l’encontre de leurs coutumes et de leur raison, de les amener à rejeter complètement leur style de vie tout entier, il ne pouvait y croire. C’était psychologiquement invraisemblable. Il devait manquer un élément.