Il n’était pas dans la nature de Raj Lyubov de penser : « Que puis-je faire ? » Son caractère et son entraînement l’avaient incliné à ne pas intervenir dans les affaires des autres. Son boulot était de découvrir ce qu’ils faisaient, et il avait tendance à les laisser continuer. Il préférait être éclairé, plutôt qu’éclairer les autres ; chercher les faits plutôt que la Vérité. Cependant, même l’esprit le moins missionnaire, sauf s’il a la prétention de ne ressentir aucune émotion, se trouve parfois dans la nécessité de choisir entre le devoir et la négligence. « Que font-ils ? » devient brusquement « Que faisons-nous ? », puis « Que dois-je faire ? »
Il était arrivé au moment de ce choix, il le savait, mais il ne comprenait toujours pas clairement pourquoi, ni quelles étaient les possibilités qui s’offraient à lui.
Pour l’instant, il ne pouvait rien accomplir de plus pour améliorer les chances de survie des Athshéens ; Lepennon, Or et l’ansible avaient fait plus qu’il n’en avait espéré voir durant sa vie entière. Dans chaque communication par ansible, l’Administration de Terra était catégorique, et le colonel Dongh obéissait à ces ordres, malgré les pressions qu’exerçaient une partie de son état-major et les patrons du déboisement pour ignorer les directives. C’était un officier loyal ; et, de plus, le Shackleton reviendrait observer la situation et faire un rapport sur la manière dont les ordres avaient été suivis. Les rapports vers la Terre prenaient de l’importance, maintenant que cet ansible, cette machina ex machina, fonctionnait pour entraver toute cette vieille autonomie coloniale bien tranquille, et vous obligeait à répondre de vos actes au cours de votre propre vie. La marge d’erreur n’était plus de 54 ans. La ligne de conduite n’était plus statique. Une décision de la Ligue des Mondes pouvait maintenant amener d’un moment à l’autre la colonie à se limiter à une seule île, ou lui interdire de couper les arbres, ou l’encourager à tuer les indigènes – on ne sait jamais. On ne pouvait pas encore deviner, à partir des directives formelles de l’Administration, comment fonctionnait la Ligue, ni quelle politique elle suivait. Dongh était ennuyé par ces multiples futurs possibles, mais Lyubov en était enchanté. La vie réside dans la diversité, et où il y a de la vie, il y a de l’espoir, telle était la somme de sa croyance, une somme bien modeste.
Les colons laissaient les Athshéens tranquilles, et ces derniers laissaient les colons tranquilles. Une situation encourageante, et qui ne serait pas troublée sans nécessité. La seule chose qui pourrait l’altérer, c’était la peur.
En ce moment, il fallait s’attendre à ce que les Athshéens conservent de la méfiance et du ressentiment, mais pas à ce qu’ils aient peur. Et il ne s’était rien produit pour raviver la panique que Centralville avait éprouvée en apprenant le massacre du Camp Smith. Aucun Athshéen n’avait plus exercé de violence depuis lors ; et avec le départ des esclaves, les créates s’étaient tous évanouis dans leurs forêts, et il n’y avait plus cette constante irritation due à la xénophobie. Les colons commençaient enfin à se détendre.
Si Lyubov déclarait qu’il avait vu Selver à Tuntar, Dongh et les autres s’alarmeraient. Ils pourraient insister pour tenter de capturer Selver et de le faire passer en jugement. Le Code Colonial interdisait de poursuivre en justice un membre d’une société planétaire en s’appuyant sur les lois d’une autre société ; mais la Cour Martiale prenait le pas sur de telles distinctions. Ils pouvaient juger Selver, le condamner et l’exécuter. En faisant revenir Davidson de la Nouvelle Java pour qu’il puisse donner son témoignage. Oh non, pensa Lyubov, en replaçant le dictionnaire sur une étagère encombrée. Oh non, pensa-t-il, puis il n’y pensa plus. Et il fit ainsi son choix, sans même s’en rendre compte.
Le lendemain, il rédigea un bref rapport. Il disait que Tuntar vaquait à ses occupations habituelles, qu’on ne s’était pas détourné de lui et qu’on ne l’avait pas menacé. C’était un rapport exprès, et le plus inexact que Lyubov ait jamais écrit. Il omit tout ce qui pouvait porter à conséquences : la non-apparition de la chef, le refus de Tubab de saluer Lyubov, le grand nombre d’étrangers dans la ville, l’expression de la jeune chasseresse, la présence de Selver… Bien entendu, ce dernier point constituait une omission volontaire, mais à part cela, il se dit que le rapport était très rigoureux ; il n’avait omis que des impressions subjectives, comme un scientifique doit le faire. Il éprouva un violent mal de tête en écrivant ce rapport, et il ressentit une migraine encore plus forte lorsqu’il l’eut remis.
Il rêva beaucoup cette nuit-là, mais fut incapable de se rappeler ses rêves dans la matinée. Très tard durant la deuxième nuit qui suivit sa visite à Tuntar, il s’éveilla dans le hurlement hystérique de la sirène d’alarme et les bruits sourds des explosions, et dut finalement affronter ce qu’il avait jusqu’alors refusé. Il était le seul homme de Central à ne pas être surpris. Et, à cet instant, il sut ce qu’il était : un traître.
Et pourtant, même à ce moment, il ne fut pas clair pour lui qu’il s’agissait d’un raid athshéen. C’était seulement la terreur au fond de la nuit.
Sa propre hutte avait été délaissée, toute seule à l’écart des autres maisons ; les arbres qui l’entourent la protègent peut-être, pensa-t-il en se précipitant au-dehors. Tout le centre de la ville était en feu. Même le cube de pierre du Q.G. brûlait de l’intérieur comme un four brisé. Il y avait également des incendies dans la direction de l’hélicoport et du Terrain. Où avaient-ils déniché des explosifs ? Comment les incendies avaient-ils pu se déclencher tous en même temps ? Construits en bois, tous les bâtiments qui bordaient la rue Principale étaient en flammes ; le brasier faisait un bruit terrible. Lyubov courut vers les incendies. Le sentier était inondé ; il pensa d’abord que c’était un tuyau de pompe, mais comprit aussitôt que la canalisation principale venant de la rivière Menend se déversait inutilement sur le sol pendant que les maisons flambaient avec cet horrible bruit de succion. Comment avaient-ils fait ça ? Il y avait des gardes, sur le Terrain, il y avait toujours des gardes en jeeps… Des détonations : en rafales, le crépitement d’une mitrailleuse. De petites silhouettes galopaient tout autour de Lyubov, mais il courait au milieu d’elles sans leur prêter beaucoup d’attention. Il était maintenant à la hauteur de l’Hôtel, et il aperçut une fille dans l’encadrement de la porte, les flammes tremblotaient derrière elle et elle aurait pu facilement sortir. Mais elle ne bougeait pas. Il lui cria quelque chose, puis traversa vivement la cour pour la rejoindre et lui arracher les mains des poignées de portes auxquelles elle s’accrochait fortement, complètement terrifiée ; il l’entraîna de force en disant doucement « Viens, ma mignonne. Viens donc. » Alors elle le suivit, mais pas tout à fait assez vite. Au moment où ils traversaient la cour, la façade de l’étage le plus élevé, qui brûlait de l’intérieur, tomba lentement vers l’avant, poussée par la charpente qui s’effondrait. Des bardeaux et des poutres éclatèrent comme des fragments d’obus ; l’extrémité d’un madrier enflammé frappa Lyubov qui s’écroula sur le sol. Il resta étendu dans ce lac de boue éclairé par l’incendie. Il ne vit pas une petite chasseresse à fourrure verte bondir sur la fille, la tirer en arrière et lui trancher la gorge. Il ne vit rien du tout.
Six
On ne chanta pas cette nuit-là. Il n’y eut que les cris et le silence. Selver jubila quand les vaisseaux volants brûlèrent, et des larmes lui vinrent aux yeux, mais aucune parole ne sortit de sa bouche. Il se retourna en silence pour ramener son groupe vers la ville, et le lance-flammes était lourd entre ses bras.