— Monsieur Gosse, peut-être pourriez-vous parler pour le colonel, dit Selver. Il n’est pas bien.
— Je parlerai, fit Benton en s’avançant, mais Dongh secoua la tête en murmurant : « Gosse. »
Maintenant que le colonel était plutôt un auditeur qu’un interlocuteur, la discussion se poursuivit plus facilement. Les umins acceptaient les conditions de Selver. Avec une promesse de paix mutuelle, ils abandonneraient tous leurs avant-postes et ne vivraient que dans une seule région, celle qu’ils avaient déboisée en Moyen-Sornol : environ quatre mille cinq cents kilomètres carrés de terrain nivelé, bien arrosé. Ils s’engagèrent à ne pas entrer dans la forêt ; les gens de la forêt s’engagèrent à ne pas pénétrer sur les Terres Coupées.
Les quatre vaisseaux aériens furent l’objet d’une petite dispute. Les umins affirmaient qu’ils avaient besoin de ramener à Sornol leurs hommes qui se trouvaient sur les autres îles. Comme les appareils ne transportaient que quatre personnes et que chaque voyage prendrait plusieurs heures, Selver se dit que les umins pourraient rentrer plus vite à Eshsen en marchant, et il leur offrit de leur faire traverser le détroit par bacs ; mais il apparut que les umins ne marchaient jamais très loin. Bon, ils pouvaient conserver les puces pour ce qu’ils appelaient le « Pont Aérien ». Mais ils devraient ensuite les détruire. Refus. Colère. Ils préféraient protéger leurs machines que leurs corps. Selver abandonna, disant qu’ils pouvaient garder les puces s’ils ne les utilisaient que pour survoler les Terres Coupées, et si les armes de bord étaient détruites. Ils discutèrent sur ce point, mais entre eux, tandis que Selver attendait, répétant de temps en temps les termes de ses conditions, car il ne voulait pas céder sur ce sujet.
— Où est la différence, Benton, dit finalement le colonel, furieux et tremblant, ne voyez-vous pas qu’il est impossible d’utiliser ces sacrées armes ? Il y a trois millions de ces étrangers disséminés sur toutes ces foutues îles, toutes recouvertes par les arbres et les broussailles, pas de villes, pas de systèmes de communication vitaux, pas de contrôle centralisé. On ne peut pas supprimer avec des bombes une structure de type guérilla, c’est prouvé ; en fait, la région du monde où je suis né moi-même l’a prouvé durant près de trente années en résistant à des superpuissances, l’une après l’autre, au cours du vingtième siècle. Et nous ne sommes pas en état de le faire tant qu’un astronef ne viendra pas affirmer notre supériorité. Laissons tomber les gros trucs, si nous pouvons au moins garder nos armes blanches pour chasser et nous défendre !
Il était leur Vieil Homme, et son opinion prévalut finalement, comme cela se serait passé dans une Loge des Hommes. Benton prit une mine renfrognée. Gosse se mit à parler de ce qui arriverait si la trêve était violée, mais Selver l’arrêta.
— Vous parlez de possibilités, nous n’en avons pas encore fini avec les certitudes. Votre Grand Vaisseau doit revenir dans trois ans, ce qui fait trois ans et demi de votre temps. Vous êtes libres jusqu’à ce moment. Ce ne sera pas très dur pour vous. Nous n’emporterons plus rien de Centralville, à part quelques articles de Lyubov que je désire conserver. Il vous reste encore la plupart de vos outils servant à déboiser et à retourner la terre ; si vous avez besoin d’autres outils, les mines de fer de Peldel se trouvent dans votre territoire. Je pense que tout est clair. Il nous reste à savoir une chose : quand ce vaisseau reviendra, que chercheront-ils à faire de vous, et de nous ?
— Nous n’en savons rien, répondit Gosse.
Dongh ergota :
— Si vous n’aviez pas commencé par détruire l’appareil de communication par ansible, nous pourrions recevoir des informations immédiates sur ce sujet, et nos rapports influenceraient bien sûr les décisions qui peuvent être prises à propos d’un règlement définitif concernant le statut de cette planète, décisions que nous pourrions alors espérer exécuter avant que le vaisseau ne revienne de Prestno. Mais étant donné cette destruction gratuite due au fait que vous ignorez vos propres intérêts, il ne nous reste même plus une radio à part celle qui transmet à quelques centaines de miles.
— Qu’est-ce que c’est, cet ansible ?
Ce mot avait déjà été prononcé plus tôt durant cette conversation ; Selver ne l’avait encore jamais entendu.
— Un ACI, répondit le colonel d’un air sombre.
— Une sorte de radio, déclara Gosse avec arrogance. Elle nous met en contact instantané avec notre monde natal.
— Sans avoir besoin d’attendre vingt-sept ans ?
— Exact. Absolument exact. Lyubov vous a enseigné beaucoup de choses, pas vrai ?
— Tu parles, dit Benton. C’était le petit copain vert de Lyubov. Il a retenu tout ce qui valait le coup, et même un peu plus. Comme tous les points de sabotage, et les endroits où seraient postés les gardes, et comment pénétrer dans le dépôt d’armes. Ils ont dû rester en contact jusqu’au moment du massacre.
Gosse parut mal à l’aise.
— Raj est mort. Cela n’a plus d’importance, maintenant, Benton. Nous devons établir…
— Tentez-vous d’insinuer que le capitaine Lyubov a pu se livrer d’une manière quelconque à des activités que nous pourrions considérer comme une trahison envers la Colonie, Benton ? demanda Dongh d’un air furieux en pressant ses mains contre son ventre. Il n’y avait pas d’espions ni de traîtres dans mon équipe, elle a été véritablement triée sur le volet avant même notre départ de Terra et je connais le genre d’hommes auxquels j’ai affaire.
— Je n’insinue rien, Colonel. Je dis simplement que c’est Lyubov qui a poussé les créates, et que si les ordres n’avaient pas été modifiés après l’arrivée de ce vaisseau de la Flotte, ça ne se serait jamais produit.
Gosse et Dongh se mirent à parler en même temps.
— Vous êtes très malade, fit remarquer Selver, qui se leva en s’époussetant, car les feuilles de chêne brunes et humides s’accrochaient à sa courte fourrure comme à de la soie. Je suis désolé que nous ayons dû vous garder dans l’enclos à créates, ce n’est pas un bon endroit pour l’esprit. Veuillez faire venir vos hommes des camps. Quand ils seront tous ici et que les armes auront été détruites, que la promesse aura été prononcée par nous tous, nous vous laisserons tranquilles. Les portes de l’enclos seront ouvertes aujourd’hui même, dès que je serai parti. Y a-t-il autre chose à dire ?
Aucun d’eux n’ajouta quoi que ce soit. Ils baissèrent les yeux vers lui. Sept grands hommes, à la peau jaune ou brune, sans poils, couverts de vêtements, les yeux sombres, le visage lugubre ; douze petits hommes verts ou brun-vert, couverts de fourrure, avec des grands yeux de créature semi-nocturnes, des visages rêveurs ; entre les deux groupes, Selver, le traducteur, frêle, défiguré, tenant toutes leurs destinées dans ses mains vides. La pluie se mit à tomber doucement sur la terre brune qui les entourait.
— Alors adieu, dit Selver, et il emmena ses compagnons.
— Ils ne sont pas si stupides, déclara la chef de Berre qui accompagnait Selver jusqu’à Endtor. Je pensais que de tels géants seraient stupides, mais ils ont compris que tu es un dieu, je l’ai vu sur leurs visages à la fin de la discussion. Comme tu parles bien ce charabia ! Ils sont vraiment laids, tu crois que même leurs bébés n’ont pas de poils ?
— J’espère que nous ne le saurons jamais.
— Beuh, imaginer qu’on puisse allaiter un enfant qui n’est pas poilu. C’est comme vouloir donner le sein à un poisson.