— Tu as vu les géants une fois, Coro ?
— Une fois, répéta le vieillard.
Il rêva ; comme il était très vieux, et pas très robuste, il dérivait parfois dans le sommeil durant un moment. Le jour se leva, et midi passa. Un groupe de chasse se mit en route et passa devant la Loge, des enfants gazouillaient, les voix des femmes ressemblaient aux murmures d’une eau vive. Une autre voix, plus sèche, appela Coro Mena depuis la porte et il sortit en rampant dans la lumière du matin. Sa sœur se tenait dehors, reniflant avec plaisir l’arôme du vent, mais le visage toujours aussi sévère.
— L’étranger s’est réveillé, Coro ?
— Pas encore. Torber s’occupe de lui.
— Nous devons écouter son récit.
— Il va certainement se réveiller très bientôt.
Ebor Dendep fronça les sourcils. Chef de Cadast, elle s’inquiétait pour son peuple ; mais elle ne voulait pas demander que l’on dérange un homme blessé, ni offenser les Rêveurs en faisant valoir avec trop d’insistance son droit de pénétrer dans leur Loge.
— Tu ne peux pas le réveiller, Coro ? demanda-t-elle enfin. Il faudrait savoir s’il était… poursuivi.
Il ne pouvait pas conduire les émotions de sa sœur sur le même plan que les siennes, mais il les ressentait pourtant ; son inquiétude le frappa.
— Si Torber le permet, je vais le réveiller, dit-il.
— Essaie de savoir les nouvelles qu’il apporte, et vite. J’aurais préféré que ce soit une femme, pour parler plus clairement…
L’étranger s’était réveillé, et demeurait allongé, fiévreux, dans l’obscurité de la Loge. Les rêves débridés de la maladie couraient dans ses yeux. Il se redressa cependant, pour parler d’une voix maîtrisée. Et tandis qu’il écoutait, Coro Mena eut l’impression que ses os rétrécissaient pour tenter d’échapper à cette horrible histoire, à cette chose nouvelle.
— Je m’appelais Selver Thele, quand je vivais à Eshreth en Sornol. Ma ville a été détruite par les umins quand ils ont coupé les arbres de cette région. J’étais l’un de ceux qu’ils avaient pris pour les servir, avec ma femme Thele. Elle a été violée par l’un d’entre eux, et elle en est morte. J’ai attaqué l’umin qui l’avait tuée. Il m’aurait tué aussi mais un autre m’a secouru et libéré. J’ai quitté Sornol, où il ne reste plus désormais une seule ville à l’abri des umins, et je suis venu ici, sur l’île du Nord, afin de vivre sur la côte de Kelme Deva dans les Bosquets Rouges. Les umins sont alors venus et se sont mis à abattre le monde. Ils ont détruit là-bas la ville de Penlé. Ils ont capturé une centaine d’hommes et de femmes et les ont obligés à les servir, et à vivre dans un enclos. Je n’ai pas été pris. J’ai vécu avec les autres qui s’étaient échappés de Penlé, dans les terres marécageuses au nord de Kelme Deva. La nuit, je me rendais parfois chez ceux qui étaient enfermés dans les enclos des umins. Ils m’ont dit qu’il était là. Celui que j’avais tenté de tuer. D’abord, j’ai pensé que je pourrais recommencer ; ou essayer de libérer ceux de l’enclos. Mais je regardais tout le temps les arbres qui tombaient, et j’ai vu le monde éventré qu’on laissait pourrir. Les hommes auraient pu s’échapper, mais les femmes étaient gardées plus sévèrement et n’auraient pas pu, et elles commençaient à mourir. J’ai discuté avec ceux qui se cachaient dans les marécages. Nous avions tous très peur, et très faim, et nous n’avions aucun moyen d’apaiser cette peur ni cette faim. Alors, finalement, après de longues discussions, de longs rêves, après avoir établi un plan, nous nous sommes avancés au grand jour, nous avons tué les umins de Kelme Deva avec des flèches et des lances de chasse, puis nous avons brûlé leur ville et leurs machines. Nous n’avons rien laissé. Mais celui que je cherchais était absent. Il est revenu tout seul. J’ai chanté sur lui, et je l’ai laissé partir.
Selver se tut.
— Ensuite, murmura Coro Mena.
— Ensuite, un vaisseau volant est venu de Sornol, et nous a donné la chasse dans la forêt, mais il n’a trouvé personne. Alors ils ont mis le feu à la forêt ; mais il a plu et ils n’ont pas causé beaucoup de dégâts. La plupart des gens libérés des enclos et les autres sont partis au nord et à l’est, vers les Collines de Holle, car nous craignions que de nombreux umins viennent pour nous donner la chasse. Je suis parti tout seul. Les umins me connaissent, vous voyez, ils connaissent mon visage ; et cela m’effraie, ainsi que ceux avec lesquels je me trouve.
— Comment as-tu reçu cette blessure ? demanda Torber.
— Cet homme, il m’a tiré dessus avec une de leurs armes ; mais je l’ai chanté à terre et je l’ai laissé partir.
— Tu as vaincu un géant tout seul ? dit Torber d’un air ricanant, tout en voulant le croire.
— Pas tout seul. Avec trois chasseurs, et une arme à la main… ceci.
Torber s’écarta de l’objet.
Personne ne parla durant un moment. Coro Mena demanda finalement :
— Ce que tu nous racontes est très noir, et le chemin descend. Es-tu un Rêveur de ta Loge ?
— J’en étais un. Mais la Loge d’Eshreth n’existe plus.
— Cela ne fait rien ; nous parlons tous deux la Vieille Langue. Dans les saules d’Asta, tu m’as d’abord appelé Seigneur du Rêve. Et j’en suis un. Est-ce que tu rêves, Selver ?
— Très rarement, maintenant, répondit Selver.
Obéissant au catéchisme, son visage fiévreux et balafré s’inclina.
— Éveillé ?
— Éveillé.
— Tu rêves bien, Selver ?
— Pas très bien.
— Tiens-tu le rêve entre tes mains ?
— Oui.
— Peux-tu tisser, modeler, suivre et diriger, commencer et t’arrêter selon ta volonté ?
— Parfois, pas toujours.
— Peux-tu marcher sur le chemin de ton rêve ?
— Parfois. Mais cela me fait peur.
— Qui n’a pas peur ? Tout ne va pas mal pour toi, Selver.
— Si, tout va mal, répondit Selver, il ne reste rien de bien, et il se mit à trembler.
Torber lui fit boire la potion de saule et le força à s’allonger. Coro Mena devait encore lui poser la question demandée par le chef ; il le fit à contrecœur en s’agenouillant auprès du malade.
— Les géants, les umins comme tu les appelles, vont-ils suivre tes traces, Selver ?
— Je n’ai pas laissé de traces. Personne ne m’a vu entre ici et Kelme Deva, depuis six jours. Le danger n’est plus là. Il tenta de s’asseoir à nouveau. Écoutez, écoutez. Vous ne voyez pas le danger. Comment pourriez-vous le voir ? Vous n’avez pas fait ce que j’ai fait, vous n’avez jamais rêvé cela, à provoquer la mort de deux cents personnes. Ils ne me suivront pas, mais ils peuvent nous suivre tous. Nous chasser, comme les chasseurs poursuivent les lapins. C’est cela le danger. Ils peuvent essayer de nous tuer. De nous tuer tous, tous les hommes.
— Allonge-toi…
— Non, je ne délire pas, voilà le rêve et la réalité véritables. Il y avait deux cents umins à Kelme Deva, et ils sont morts. Nous les avons tués. Nous les avons tués comme s’ils n’étaient pas des hommes. Alors, est-ce qu’ils ne vont pas se retourner contre nous et agir de même ? Ils ont tué quelques-uns d’entre nous, et maintenant ils vont nous tuer tous comme ils massacrent les arbres, par centaines, par centaines et centaines.
— Calme-toi, Selver, dit Torber. Ce sont des choses qui se produisent dans les rêves de fièvre. Elles n’arrivent pas dans le monde.
— Le monde est toujours nouveau, déclara Coro Mena, aussi anciennes que soient ses racines. Alors, Selver, comment sont ces créatures ? Elles ressemblent à des hommes, elles parlent comme des hommes, mais elles n’en sont pas ?