Je me rappelle ce jour où nous nous heurtâmes de front (à propos d’une plaisanterie que j’avais faite devant Geneviève qui récitait son Histoire Sainte) : je revendiquai mon droit de défendre l’esprit de mes enfants, et tu m’opposas le devoir de protéger leur âme. J’avais été battu, une première fois, en acceptant qu’Hubert fût confié aux Pères Jésuites, et les petites aux Dames du Sacré-Cœur. J’avais cédé au prestige qu’ont gardé toujours à mes yeux les traditions de la famille Fondaudège. Mais j’avais soif de revanche ; et aussi, ce qui m’importait, ce jour-là, c’était d’avoir mis le doigt sur le seul sujet qui pût te jeter hors des gonds, sur ce qui t’obligeait à sortir de ton indifférence, et qui me valait ton attention, fût-elle haineuse. J’avais enfin trouvé un lieu de rencontre. Enfin, je te forçais à en venir aux mains. Naguère, l’irréligion n’avait été pour moi qu’une forme vide où j’avais coulé mes humiliations de petit paysan enrichi, méprisé par ses camarades bourgeois ; je l’emplissais maintenant de ma déception amoureuse et d’une rancune presque infinie.
La dispute se ralluma pendant le déjeuner (je te demandai quel plaisir pouvait prendre l’Être éternel à te voir manger de la truite saumonée plutôt que du bœuf bouilli). Tu quittas la table. Je me souviens du regard de nos enfants. Je te rejoignis dans ta chambre. Tes yeux étaient secs ; tu me parlas avec le plus grand calme. Je compris, ce jour-là, que ton attention ne s’était pas détournée de ma vie autant que je l’avais cru. Tu avais mis la main sur des lettres : de quoi obtenir une séparation. « Je suis restée avec toi à cause des enfants. Mais si ta présence doit être une menace pour leur âme, je n’hésiterai pas. »
Non, tu n’aurais pas hésité à me laisser, moi et mon argent. Aussi intéressée que tu fusses, il n’était pas de sacrifice à quoi tu n’aurais consenti pour que demeurât intact, dans ces petits, le dépôt du dogme, cet ensemble d’habitudes, de formules, — cette folie.
Je ne détenais pas encore la lettre d’injures que tu m’adressas après la mort de Marie. Tu étais la plus forte. Ma position, d’ailleurs, eût été dangereusement ébranlée par un procès entre nous : à cette époque, et en province, la société ne plaisantait pas sur ce sujet. Le bruit courait déjà que j’étais franc-maçon ; mes idées me mettaient en marge du monde ; sans le prestige de ta famille, elles m’eussent fait le plus grand tort. Et surtout… en cas de séparation, il aurait fallu rendre les Suez de ta dot. Je m’étais accoutumé à considérer ces valeurs comme miennes. L’idée d’avoir à y renoncer m’était horrible (sans compter la rente que nous faisait ton père…).
Je filai doux, et souscrivis à toutes tes exigences, mais je décidai de consacrer mes loisirs à la conquête des enfants. Je pris cette résolution au début d’août 1896 ; ces tristes et ardents étés d’autrefois se confondent dans mon esprit, et les souvenirs que je te rappelle ici s’étendent environ sur cinq années (1895–1900).
Je ne croyais pas qu’il fût difficile de reprendre en main ces petits. Je comptais sur le prestige du père de famille, sur mon intelligence. Un garçon de dix ans, deux petites filles, ce ne serait qu’un jeu, pensai-je, de les attirer à moi. Je me souviens de leur étonnement et de leur inquiétude, le jour où je leur proposai de faire avec papa une grande promenade. Tu étais assise dans la cour, sous le tilleul argenté ; ils t’interrogèrent du regard.
— Mais, mes chéris, vous n’avez pas à me demander la permission.
Nous partîmes. Comment faut-il parler aux enfants ? Moi qui suis accoutumé à tenir tête au Ministère public, ou au défenseur quand je plaide pour la partie civile, à toute une salle hostile, et qu’aux assises le président redoute, les enfants m’intimident, les enfants et aussi les gens du peuple, même ces paysans dont je suis le fils. Devant eux je perds pied, je balbutie.
Les petits étaient gentils avec moi, mais sur leur garde. Tu avais occupé d’avance ces trois cœurs, tu en tenais les issues. Impossible d’y avancer sans ta permission. Trop scrupuleuse pour me diminuer à leurs yeux, tu ne leur avais pas caché qu’il fallait beaucoup prier pour « pauvre papa ». Quoi que je fisse, j’avais ma place dans leur système du monde : j’étais le pauvre papa pour lequel il faut beaucoup prier et dont il faut obtenir la conversion. Tout ce que je pouvais dire ou insinuer touchant la religion, renforçait l’image naïve qu’ils se faisaient de moi.
Ils vivaient dans un monde merveilleux, jalonné de fêtes pieusement célébrées. Tu obtenais tout d’eux en leur parlant de la Première Communion qu’ils venaient de faire, ou à laquelle ils se préparaient. Lorsqu’ils chantaient, le soir, sur le perron de Calèse, ce n’était pas toujours des airs de Lulli qu’il me fallait entendre, mais des cantiques. Je voyais de loin votre groupe confus et, quand il y avait clair de lune, je distinguais trois petites figures levées. Mes pas, sur le gravier, interrompaient les chants.
Chaque dimanche, le remue-ménage des départs pour la messe m’éveillait. Tu avais toujours peur de la manquer. Les chevaux s’ébrouaient. On appelait la cuisinière qui était en retard. Un des enfants avait oublié son paroissien. Une voix aiguë criait : « C’est quel dimanche après la Pentecôte ? »
Au retour, ils venaient m’embrasser et me trouvaient encore au lit. La petite Marie, qui avait dû réciter à mon intention toutes les prières qu’elle avait apprises, me regardait attentivement dans l’espoir, sans doute, de constater une légère amélioration de mon état spirituel.
Elle seule ne m’irritait pas. Alors que ses deux aînés s’installaient déjà dans les croyances que tu pratiquais, avec cet instinct bourgeois du confort qui leur ferait, plus tard, écarter toutes les vertus héroïques, toute la sublime folie chrétienne, il y avait au contraire, chez Marie, une ferveur touchante, une tendresse de cœur pour les domestiques, pour les métayers, pour les pauvres. On disait d’elle : « Elle donnerait tout ce qu’elle a ; l’argent ne lui tient pas aux doigts. C’est très joli, mais ce sera tout de même à surveiller… » On disait encore : « Personne ne lui résiste, pas même son père. » Elle venait d’elle-même sur mes genoux, le soir. Une fois, elle s’endormit contre mon épaule. Ses boucles chatouillaient ma joue. Je souffrais de l’immobilité et j’avais envie de fumer. Je ne bougeais pas cependant. Quand, à neuf heures, sa bonne vint la chercher, je la montai jusqu’à sa chambre, et vous me regardiez tous avec stupeur, comme si j’avais été ce fauve qui léchait les pieds des petites martyres. Peu de jours après, le matin du 14 août, Marie me dit (tu sais comme font les enfants) :
— Promets-moi de faire ce que je vais te demander… promets d’abord, je te dirai après…
Elle me rappela que tu chantais, le lendemain, à la messe d’onze heures, et que ce serait gentil de venir t’entendre.
— Tu as promis ! tu as promis ! répétait-elle en m’embrassant. C’est juré !
Elle prit le baiser que je lui rendis pour un acquiescement. Toute la maison était avertie. Je me sentais observé. Monsieur irait à la messe demain, lui qui ne mettait jamais les pieds à l’église ! C’était un événement d’une portée immense.
Je me mis à table, le soir, dans un état d’irritation que je ne pus longtemps dissimuler. Hubert te demanda je ne sais plus quel renseignement au sujet de Dreyfus. Je me souviens d’avoir protesté avec fureur contre ce que tu lui répondis. Je quittai la table et ne reparus pas. Ma valise prête, je pris, à l’aube du 15 août, le train de six heures et passai une journée terrible dans un Bordeaux étouffant et désert.