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Il est étrange qu’après cela vous m’ayez revu à Calèse. Pourquoi ai-je toujours passé mes vacances avec vous au lieu de voyager ? Je pourrais imaginer de belles raisons. Au vrai, il s’agissait pour moi de ne pas faire double dépense. Je n’ai jamais cru qu’il fût possible de partir en voyage et de prodiguer tant d’argent sans avoir, au préalable, renversé la marmite et fermé la maison. Je n’aurais pris aucun plaisir à courir les routes, sachant que je laissais derrière moi tout le train du ménage. Je finissais donc par revenir au râtelier commun. Du moment que ma pitance était servie à Calèse, comment serais-je allé me nourrir ailleurs ? Tel était l’esprit d’économie que ma mère m’avait légué et dont je faisais une vertu.

Je rentrai donc, mais dans un état de rancœur contre lequel Marie même demeura sans pouvoir. Et j’inaugurai contre toi une nouvelle tactique. Bien loin d’attaquer de front tes croyances, je m’acharnais, dans les moindres circonstances, à te mettre en contradiction avec ta foi. Ma pauvre Isa, bonne chrétienne que tu fusses, avoue que j’avais beau jeu. Que charité soit synonyme d’amour, tu l’avais oublié, si tu l’avais jamais su. Sous ce nom, tu englobais un certain nombre de devoirs envers les pauvres dont tu t’acquittais avec scrupule, en vue de ton éternité. Je reconnais que tu as beaucoup changé sur ce chapitre : maintenant, tu soignes les cancéreuses, c’est entendu ! Mais, à cette époque, les pauvres — tes pauvres — une fois secourus, tu ne t’en trouvais que plus à l’aise pour exiger ton dû des créatures vivant sous ta dépendance. Tu ne transigeais pas sur le devoir des maîtresses de maison qui est d’obtenir le plus de travail pour le moins d’argent possible. Cette misérable vieille qui passait, le matin, avec sa voiture de légumes, et à qui tu aurais fait la charité largement si elle t’avait tendu la main, ne te vendait pas une salade que tu n’eusses mis ton honneur à rogner de quelques sous son maigre profit.

Les plus timides invites des domestiques et des travailleurs pour une augmentation de salaire suscitaient d’abord en toi une stupeur, puis une indignation dont la véhémence faisait ta force et t’assurait toujours le dernier mot. Tu avais une espèce de génie pour démontrer à ces gens qu’ils n’avaient besoin de rien. Dans ta bouche, une énumération indéfinie multipliait les avantages dont ils jouissaient : « Vous avez le logement, une barrique de vin, la moitié d’un cochon que vous nourrissez avec mes pommes de terre, un jardin pour faire venir des légumes. » Les pauvres diables n’en revenaient pas d’être si riches. Tu assurais que ta femme de chambre pouvait mettre intégralement à la Caisse d’Épargne les quarante francs que tu lui allouais par mois : « Elle a toutes mes vieilles robes, tous mes jupons, tous mes souliers. À quoi lui servirait l’argent ? Elle en ferait des cadeaux à sa famille… »

D’ailleurs tu les soignais avec dévouement s’ils étaient malades ; tu ne les abandonnais jamais ; et je reconnais qu’en général tu étais toujours estimée et souvent même aimée de ces gens qui méprisent les maîtres faibles. Tu professais, sur toutes ces questions, les idées de ton milieu et de ton époque. Mais tu ne t’étais jamais avoué que l’Évangile les condamne : « Tiens, disais-je, je croyais que le Christ avait dit… » Tu t’arrêtais court, déconcertée, furieuse à cause des enfants. Tu finissais toujours par tomber dans le panneau : « Il ne faut pas prendre au pied de la lettre… » balbutiais-tu. Sur quoi je triomphais aisément et t’accablais d’exemples pour te prouver que la sainteté consiste justement à suivre l’Évangile au pied de la lettre. Si tu avais le malheur de protester que tu n’étais pas une sainte, je te citais le précepte : « Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait. »

Avoue, ma pauvre Isa, que je t’ai fait du bien à ma façon et que si aujourd’hui tu soignes les cancéreux, ils me le doivent en partie ! À cette époque, ton amour pour tes enfants t’accaparait tout entière ; ils dévoraient tes réserves de bonté, de sacrifice. Ils t’empêchaient de voir les autres hommes. Ce n’était pas seulement de moi qu’ils t’avaient détournée, mais du reste du monde. À Dieu même, tu ne pouvais plus parler que de leur santé et de leur avenir. C’était là que j’avais la partie belle. Je te demandais s’il ne fallait pas, du point de vue chrétien, souhaiter pour eux toutes les croix, la pauvreté, la maladie. Tu coupais court : « Je ne te réponds plus, tu parles de ce que tu ne connais pas… »

Mais, pour ton malheur, il y avait là le précepteur des enfants, un séminariste de vingt-trois ans, l’abbé Ardouin, dont j’invoquais sans pitié le témoignage et que j’embarrassais fort, car je ne le faisais intervenir que lorsque j’étais sûr d’avoir raison, et il était incapable, dans ces sortes de débats, de ne pas livrer toute sa pensée. À mesure que l’affaire Dreyfus se développa, j’y trouvai mille sujets de dresser contre toi le pauvre abbé : « Pour un misérable Juif, désorganiser l’armée… » disais-tu. Cette seule parole déchaînait ma feinte indignation et je n’avais de cesse que je n’eusse obligé l’abbé Ardouin à confesser qu’un chrétien ne peut souscrire à la condamnation d’un innocent, fût-ce pour le salut du pays.

Je n’essayais d’ailleurs pas de vous convaincre, toi et les enfants, qui ne connaissiez l’Affaire que par les caricatures des bons journaux. Vous formiez un bloc inentamable. Même quand j’avais l’air d’avoir raison, vous ne doutiez pas que ce ne fût à force de ruse. Vous en étiez venus à garder le silence devant moi. À mon approche, comme il arrive encore aujourd’hui, les discussions s’arrêtaient net ; mais quelquefois vous ne saviez pas que je me cachais derrière un massif d’arbustes, et tout à coup j’intervenais avant que vous ayez pu battre en retraite et vous obligeais à accepter le combat.

— C’est un saint garçon, disais-tu de l’abbé Ardouin, mais un véritable enfant qui ne croit pas au mal. Mon mari joue avec lui comme le chat avec la souris ; voilà pourquoi il le supporte, malgré son horreur des soutanes.

Au vrai, j’avais consenti d’abord à la présence d’un précepteur ecclésiastique, parce qu’aucun civil n’aurait accepté cent cinquante francs pour toutes les vacances. Les premiers jours, j’avais pris ce grand jeune homme noir et myope, perclus de timidité, pour un être insignifiant et je n’y prêtais pas plus d’attention qu’à un meuble. Il faisait travailler les enfants, les menait en promenade, mangeait peu, et ne disait mot. Il montait dans sa chambre, la dernière bouchée avalée. Parfois, quand la maison était vide, il se mettait au piano. Je n’entends rien à la musique, mais, comme tu disais : « Il faisait plaisir. »

Sans doute n’as-tu pas oublié un incident dont tu ne t’es jamais douté qu’il créa, entre l’abbé Ardouin et moi, un secret courant de sympathie. Un jour, les enfants signalèrent l’approche du curé. Aussitôt selon ma coutume, je pris la fuite du côté des vignes. Mais Hubert vint m’y rejoindre de ta part : le curé avait une communication urgente à me faire. Je repris, en maugréant, le chemin de la maison, car je redoutais fort ce petit vieillard. Il venait, me dit-il, décharger sa conscience. Il nous avait recommandé l’abbé Ardouin comme un excellent séminariste dont le sous-diaconat avait été remis pour des raisons de santé. Or il venait d’apprendre, au cours de la retraite ecclésiastique, que ce retard devait être attribué à une mesure disciplinaire. L’abbé Ardouin, quoique très pieux, était fou de musique, et il avait découché, entraîné par un de ses camarades, pour entendre, au Grand Théâtre, un concert de charité. Bien qu’ils fussent en civil, on les avait reconnus et dénoncés. Ce qui mit le comble au scandale, ce fut que l’interprète de Thaïs, Mme Georgette Lebrun, figurait au programme ; à l’aspect de ses pieds nus, de sa tunique grecque, maintenue sous les bras par une ceinture d’argent (« et c’était tout, disait-on, pas même de minuscules épaulettes ! »), il y avait eu un « oh ! » d’indignation. Dans la loge de l’Union, un vieux monsieur s’écria : « C’est tout de même un peu fort… où sommes-nous ? » Voilà ce qu’avaient vu l’abbé Ardouin et son camarade ! L’un des délinquants fut chassé sur l’heure. Celui-ci avait été pardonné : c’était un sujet hors ligne ; mais ses supérieurs l’avaient retardé de deux ans.