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Le seul divertissement qu’elle eût goûté avec son mari était l’équitation. Jusqu’à son dernier jour, le baron Philipot, sommité du concours hippique, n’avait presque jamais manqué sa promenade matinale à cheval. Marinette fit venir à Calèse sa jument et comme personne ne pouvait l’accompagner, elle montait seule, ce qui te semblait doublement scandaleux : une veuve de trois mois ne doit pratiquer aucun exercice, mais se promener à cheval sans garde du corps, cela dépassait les bornes.

« Je lui dirai ce que nous en pensons en famille », répétais-tu. Tu le lui disais, mais elle n’en faisait qu’à sa tête. De guerre lasse, elle me demanda de l’escorter. Elle se chargeait de me procurer un cheval très doux. (Naturellement tous les frais lui incomberaient.)

Nous partions dès l’aube, à cause des mouches, et parce qu’il fallait faire deux kilomètres au pas avant d’atteindre les premiers bois de pins. Les chevaux nous attendaient devant le perron. Marinette tirait la langue aux volets clos de ta chambre, en épinglant à son amazone une rose trempée d’eau, « pas du tout pour veuve », disait-elle. La cloche de la première messe battait à petits coups. L’abbé Ardouin nous saluait timidement et disparaissait dans la brume qui flottait sur les vignes.

Jusqu’à ce que nous ayons atteint les bois, nous causions. Je m’aperçus que j’avais quelque prestige aux yeux de ma belle-sœur, — bien moins à cause de ma situation au Palais que pour les idées subversives dont je me faisais, en famille, le champion. Tes principes ressemblaient trop à ceux de son mari. Pour une femme, la religion, les idées sont toujours quelqu’un : tout prend figure à ses yeux, — figure adorable ou haïe.

Il n’eût tenu qu’à moi de pousser mon avantage auprès de cette petite révoltée. Mais voilà ! tant qu’elle s’irritait contre vous, j’atteignais sans peine à son diapason, mais il m’était impossible de la suivre dans le dédain qu’elle manifestait à l’endroit des millions qu’elle perdrait en se remariant. J’aurais eu tout intérêt à parler comme elle et à jouer les nobles cœurs ; mais il m’était impossible de feindre, je ne pouvais même pas faire semblant de l’approuver quand elle comptait pour rien la perte de cet héritage. Faut-il tout dire ? je n’arrivais pas à chasser l’hypothèse de sa mort qui ferait de nous ses héritiers. (Je ne pensais pas aux enfants, mais à moi.)

J’avais beau m’y préparer d’avance, répéter ma leçon, c’était plus fort que ma volonté : « Sept millions ! Marinette, vous n’y songez pas, on ne renonce pas à sept millions. Il n’existe pas un homme au monde qui vaille le sacrifice d’une parcelle de cette fortune ! » Et comme elle prétendait mettre le bonheur au-dessus de tout, je lui assurai que personne n’était capable d’être heureux après le sacrifice d’une pareille somme.

— Ah ! s’écriait-elle vous avez beau les haïr, vous appartenez bien à la même espèce.

Elle partait au galop et je la suivais de loin. J’étais jugé, j’étais perdu. Ce goût maniaque de l’argent, de quoi ne m’aura-t-il frustré ! J’aurais pu trouver en Marinette une petite sœur, une amie… Et vous voudriez que je vous sacrifie ce à quoi j’ai tout sacrifié ? Non, non, mon argent m’a coûté trop cher pour que je vous en abandonne un centime avant le dernier hoquet.

Et pourtant, vous ne vous lassez pas. Je me demande si la femme d’Hubert, dont j’ai subi la visite dimanche, était déléguée par vous, ou si elle est venue de son propre mouvement. Cette pauvre Olympe ! (Pourquoi Phili l’a-t-il surnommée Olympe ? Mais nous avons oublié son vrai prénom…) Je croirais plutôt qu’elle ne vous a rien dit de sa démarche. Vous ne l’avez pas adoptée, ce n’est pas une femme de la famille. Cette personne indifférente à tout ce qui ne constitue pas son étroit univers, à tout ce qui ne la touche pas directement, ne connaît aucune des lois de la « gens » ; elle ignore que je suis l’ennemi. Ce n’est pas de sa part bienveillance ou sympathie naturelle : elle ne pense jamais aux autres, fût-ce pour les haïr. « Il est toujours très convenable avec moi », proteste Olympe quand on prononce mon nom devant elle. Elle ne sent pas mon âpreté. Et comme il m’arrive, par esprit de contradiction, de la défendre contre vous tous, elle se persuade qu’elle m’attire.

À travers ses propos confus, j’ai discerné qu’Hubert avait enrayé à temps, mais que tout son avoir personnel et la dot de sa femme avaient été engagés pour sauver la charge. « Il dit qu’il retrouvera forcément son argent, mais il aurait besoin d’une avance… Il appelle ça une avance d’hoirie… »

Je hochais la tête, j’approuvais, je feignais d’être à mille lieues de comprendre ce qu’elle voulait. Comme j’ai l’air innocent, à ces moments-là !

Si la pauvre Olympe savait ce que j’ai sacrifié à l’argent lorsque je détenais encore un peu de jeunesse ! Dans ces matinées de ma trente-cinquième année, nous revenions, ta sœur et moi, au pas de nos chevaux, sur la route déjà chaude entre les vignes sulfatées. À cette jeune femme moqueuse, je parlais des millions qu’il ne fallait pas perdre. Lorsque j’échappais à la hantise de ces millions menacés, elle riait de moi avec une gentillesse dédaigneuse. En voulant me défendre, je m’enferrais davantage :

« C’est dans votre intérêt que j’insiste, Marinette. Croyez-vous que je sois un homme que l’avenir de ses enfants obsède ? Isa, elle, ne veut pas que votre fortune leur passe sous le nez. Mais moi… »

Elle riait, et serrant un peu les dents, me glissait : « C’est vrai que vous êtes assez horrible. »

Je protestais que je ne pensais qu’à son bonheur. Elle secouait la tête avec dégoût. Au fond, sans qu’elle l’avouât c’était la maternité, plus que le mariage, qui lui faisait envie.

Bien qu’elle me méprisât, lorsque après le déjeuner, en dépit de la chaleur, je quittais la maison obscure et glaciale où la famille somnolait, répandue sur les divans de cuir et sur les chaises de paille, lorsque j’entr’ouvrais les volets pleins de la porte-fenêtre et me glissais dans l’azur en feu, je n’avais pas besoin de me retourner, je savais qu’elle allait venir aussi ; j’entendais son pas sur le gravier. Elle marchait mal, tordait ses hauts talons sur la terre durcie. Nous nous accoudions au parapet de la terrasse. Elle jouait à tenir le plus longtemps possible, sur la pierre brûlante, son bras nu.

La plaine, à nos pieds, se livrait au soleil dans un silence aussi profond que lorsqu’elle s’endort dans le clair de lune. Les landes formaient à l’horizon un immense arc noir où le ciel métallique pesait. Pas un homme, pas une bête ne sortirait avant la quatrième heure. Des mouches vibraient sur place, non moins immobiles que cette unique fumée dans la plaine, que ne défaisait aucun souffle.

Je savais que cette femme, qui était là, debout, ne pouvait pas m’aimer, qu’il n’y avait rien en moi qui ne lui fût odieux. Mais nous respirions seuls, dans cette propriété perdue, au milieu d’une torpeur infranchissable. Ce jeune être souffrant, étroitement surveillé par une famille, cherchait mon regard aussi inconsciemment qu’un héliotrope se tourne vers le soleil. Pourtant, à la moindre parole trouble, je n’aurais reçu d’autre réponse qu’une moquerie. Je sentais bien qu’elle eût repoussé avec dégoût le plus timide geste. Ainsi demeurions-nous l’un près de l’autre, au bord de cette cuve immense où la vendange future fermentait dans le sommeil des feuilles bleuies.

Et toi, Isa, que pensais-tu de ces sorties du matin et de ces colloques, à l’heure où le reste du monde s’assoupit ? Je le sais, parce qu’un jour, je l’ai entendu. Oui, à travers les volets fermés du salon, je t’ai entendue dire à ta mère, en séjour à Calèse (et venue sans doute pour renforcer la surveillance autour de Marinette) :