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Tu me soignais avec dévouement, cela va sans dire, mais même avec inquiétude, et parfois, quand tu m’interrogeais sur ce que j’éprouvais, il me semblait discerner, dans ta voix, de l’angoisse. Tu avais, en me tâtant le front, le même geste que pour les petits. Tu voulus coucher dans ma chambre. Si la nuit je m’agitais, tu te levais et m’aidais à boire. « Elle tient à moi, me disais-je, qui l’aurait cru… ? À cause de ce que je gagne peut-être ? » Mais non, tu n’aimes pas l’argent pour lui-même… À moins que ce ne fût parce que la position des enfants serait, par ma mort, diminuée ? Voilà qui offrait plus de vraisemblance. Mais ce n’était pas encore cela.

Après qu’Arnozan m’eut examiné, tu lui parlas sur le perron, avec ces éclats de voix qui, si souvent, t’ont trahie : « Dites bien à tout le monde, docteur, que Marie est morte de la typhoïde. À cause de mes deux pauvres frères, on fait courir le bruit que c’est la phtisie qui l’a emportée. Les gens sont méchants, ils n’en veulent pas démordre. Je tremble que cela ne porte le plus grand tort à Hubert et à Geneviève. Si mon mari avait été gravement malade, cela aurait donné du corps à tous ces potins. Il m’a fait bien peur pendant quelques jours ; je pensais à mes pauvres petits. Vous savez qu’il a eu, lui aussi, un poumon atteint avant son mariage. Ça s’est su ; tout se sait ; les gens aiment tellement ça ! Même s’il était mort d’une maladie infectieuse, le monde n’aurait pas voulu le croire, pas plus qu’il ne l’a cru pour Marie. Et mes pauvres petits en eussent fait encore les frais. J’enrageais quand je le voyais se soigner si mal. Il refusait de se mettre au lit ! Comme si c’était de lui seul qu’il s’agissait ! Mais il ne pense jamais aux autres, pas même à ses enfants… Non, non, docteur, un homme comme vous ne peut pas croire qu’il existe des hommes comme lui. Vous êtes pareil à l’abbé Ardouin, vous ne croyez pas au mal. »

Je riais tout seul, dans mon lit, et quand tu es rentrée, tu m’en as demandé la raison. Je t’ai répondu par ces mots, d’un usage courant entre nous : « Pour rien. » — Pourquoi ris-tu ? — Pour rien. — À quoi penses-tu ? — À rien.

X

Je reprends ce cahier après une crise qui m’a tenu près d’un mois sous votre coupe. Dès que la maladie me désarme, le cercle de famille se resserre autour de mon lit. Vous êtes là, vous m’observez.

L’autre dimanche, Phili est venu pour me tenir compagnie. Il faisait chaud : je répondais par monosyllabes ; j’ai perdu les idées… Pendant combien de temps ? Je ne saurais le dire. Le bruit de sa voix m’a réveillé. Je le voyais dans la pénombre, les oreilles droites. Ses yeux de jeune loup luisaient. Il portait au poignet, au-dessus du bracelet-montre, une chaîne d’or. Sa chemise était entr’ouverte sur une poitrine d’enfant. De nouveau, je me suis assoupi. Le craquement de ses souliers m’a réveillé, mais je l’observais à travers les cils. Il tâtait de la main mon veston, à l’endroit de la poche intérieure qui contient mon portefeuille. Malgré de fous battements de cœur, je m’obligeai à demeurer immobile. S’était-il méfié ? Il est revenu à sa place.

J’ai fait semblant de me réveiller ; je lui ai demandé si j’avais dormi longtemps :

— Quelques minutes à peine, grand-père.

J’ai éprouvé cette terreur des vieillards isolés qu’un jeune homme épie. Suis-je fou ? Il me semble que celui-là serait capable de me tuer. Hubert a reconnu, un jour, que Phili était capable de tout.

Isa, vois comme j’ai été malheureux. Il sera trop tard, quand tu liras ceci, pour me montrer de la pitié. Mais il m’est doux d’espérer que tu en éprouveras un peu. Je ne crois pas à ton enfer éternel, mais je sais ce que c’est que d’être un damné sur la terre, un réprouvé, un homme qui, où qu’il aille, fait fausse route ; un homme dont la route a toujours été fausse ; quelqu’un qui ne sait pas vivre, non pas comme l’entendent les gens du monde : quelqu’un qui manque de savoir-vivre, au sens absolu. Isa, je souffre. Le vent du sud brûle l’atmosphère. J’ai soif, et je n’ai que l’eau tiède du cabinet de toilette. Des millions, mais pas un verre d’eau fraîche.

Si je supporte la présence, terrifiante pour moi, de Phili, c’est peut-être qu’il me rappelle un autre enfant, celui qui aurait dépassé la trentaine aujourd’hui, ce petit Luc, notre neveu. Je n’ai jamais nié ta vertu ; cet enfant t’a donné l’occasion de l’exercer. Tu ne l’aimais pas : il n’avait rien des Fondaudège, ce fils de Marinette, ce garçon aux yeux de jais, aux cheveux plantés bas et ramenés sur les tempes comme des « rouflaquettes », disait Hubert. Il travaillait mal, à ce collège de Bayonne où il était pensionnaire. Mais cela, disais-tu, ne te concernait pas. C’était bien assez que de te charger de lui pendant les vacances.

Non, ce n’était pas les livres qui l’intéressaient. Dans ce pays sans gibier, il trouvait le moyen d’abattre, presque chaque jour, sa proie. Le lièvre, l’unique lièvre de chaque année, qui gîtait dans les règes, il finissait toujours par nous l’apporter : je vois encore son geste joyeux, dans la grande allée des vignes, son poing serré tenant les oreilles de la bête au museau sanglant. À l’aube, je l’entendais partir. J’ouvrais ma fenêtre ; et sa voix fraîche me criait dans le brouillard : « Je vais lever mes lignes de fond. »

Il me regardait en face, il soutenait mon regard, il n’avait pas peur de moi ; l’idée même ne lui en serait pas venue.

Si, après quelques jours d’absence, je survenais sans avoir averti et que je reniflais, dans la maison, une odeur de cigare, si je surprenais le salon sans tapis, et tous les signes d’une fête interrompue (dès que j’avais tourné les talons, Geneviève et Hubert invitaient des amis, organisaient des « descentes », malgré mon interdiction formelle ; et tu étais complice de leur désobéissance « parce que, disais-tu, il faut bien rendre ses politesses… ») dans ces cas-là, c’était toujours Luc qu’on envoyait vers moi, pour me désarmer. Il trouvait comique la terreur que j’inspirais : « Je suis entré au salon pendant qu’ils étaient en train de tourner et j’ai crié : “Voilà l’oncle ! il arrive par le raccourci…” Si tu les avais vus tous détaler ! Tante Isa et Geneviève transportaient les sandwiches dans l’office. Quelle pagaïe ! »

Le seul être au monde, ce petit garçon, pour lequel je ne fusse pas un épouvantail. Quelquefois, je descendais avec lui jusqu’à la rivière lorsqu’il péchait à la ligne. Cet être toujours courant et bondissant pouvait demeurer, des heures, immobile, attentif, changé en saule, — et son bras avait des mouvements aussi lents et silencieux que ceux d’une branche. Geneviève avait raison de dire que ce ne serait pas un « littéraire ». Il ne se dérangeait jamais pour voir le clair de lune sur la terrasse. Il n’avait pas le sentiment de la nature parce qu’il était la nature même, confondu en elle, une de ses forces, une source vive entre les sources.

Je pensais à tous les éléments dramatiques de cette jeune vie : sa mère morte, ce père dont il ne fallait pas parler chez nous, l’internat, l’abandon. Il m’en aurait fallu bien moins pour que je déborde d’amertume et de haine. Mais la joie jaillissait de lui. Tout le monde l’aimait. Que cela me paraissait étrange, à moi que tout le monde haïssait ! Tout le monde l’aimait, même moi. Il souriait à tout le monde, et aussi à moi ; mais pas plus qu’aux autres.

Chez cet être tout instinct, ce qui me frappa davantage, à mesure qu’il grandissait, ce fut sa pureté, cette ignorance du mal, cette indifférence. Nos enfants étaient de bons enfants, je le veux bien. Hubert a eu une jeunesse modèle, comme tu dis. De ce côté-là, je reconnais que ton éducation a porté ses fruits. Si Luc avait eu le temps de devenir un homme, eût-il été de tout repos ? La pureté, chez lui, ne semblait acquise ni consciente : c’était la limpidité de l’eau dans les cailloux. Elle brillait sur lui, comme la rosée dans l’herbe. Si je m’y arrête, c’est qu’elle eut en moi un retentissement profond. Tes principes étalés, tes allusions, tes airs dégoûtés, ta bouche pincée n’auraient pu me donner le sens du mal, qui m’a été rendu, à mon insu, par cet enfant ; je ne m’en suis avisé que longtemps après. Si l’humanité porte au flanc, comme tu l’imagines, une blessure originelle, aucun œil humain ne l’aurait discernée chez Luc : il sortait des mains du potier, intact et d’une parfaite grâce. Mais moi, je sentais auprès de lui ma difformité.