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Puis-je dire que je l’ai chéri comme un fils ? Non, car ce que j’aimais en lui, c’était de ne m’y pas retrouver. Je sais très bien ce qu’Hubert et Geneviève ont reçu de moi : leur âpreté, cette primauté, dans leur vie, des biens temporels, cette puissance de mépris (Geneviève traite Alfred, son mari, avec une implacabilité qui porte ma marque). Dans Luc, j’étais sûr de ne pas me cogner à moi-même.

Durant l’année, je ne pensais guère à lui. Son père le prenait pendant les fêtes du jour de l’An et de Pâques, et les grandes vacances nous le ramenaient. Il quittait le pays, en octobre, avec les autres oiseaux.

Était-il pieux ? Tu disais de lui : « Même sur une petite brute comme Luc, on retrouve l’influence des Pères. Il ne manque jamais sa communion du dimanche… Ah ! par exemple, son action de grâces est vite expédiée. Enfin, il n’est exigé de chacun que ce qu’il peut donner. » Il ne me parlait jamais de ces choses ; il n’y faisait aucune allusion. Ses propos touchaient tous à ce qu’il y a de plus concret. Parfois, quand il tirait de sa poche un couteau, un flotteur, un sifflet pour appeler les alouettes, son petit chapelet noir tombait dans l’herbe, qu’il ramassait prestement. Peut-être, le dimanche matin, semblait-il un peu plus tranquille que les autres jours, moins léger, moins impondérable et comme chargé d’une substance inconnue.

Entre tous les liens qui m’attachaient à Luc, il en est un qui t’étonnera peut-être : il m’arriva plus d’une fois, ces dimanches-là, de reconnaître dans ce jeune faon qui ne bondissait plus, le frère de la petite fille endormie douze années plus tôt, de notre Marie, si différente de lui pourtant, qui ne pouvait souffrir qu’on écrasât un insecte et dont le plaisir était de tapisser de mousse le creux d’un arbre et d’y placer une statue de la Vierge, tu te souviens ? Eh bien, dans le fils de Marinette, dans celui que tu appelais la petite brute, c’était notre Marie qui revivait pour moi, ou plutôt, la même source, qui avait jailli en elle et qui était rentrée sous terre en même temps qu’elle, de nouveau sourdait à mes pieds.

Aux premiers jours de la guerre, Luc approchait de ses quinze ans. Hubert était mobilisé dans les services auxiliaires. Les conseils de révision, qu’il subissait avec philosophie, te donnaient de l’angoisse. Sur sa poitrine étroite qui fut, pendant des années, ton cauchemar, reposait maintenant ton espérance. Lorsque la monotonie des bureaux, et aussi quelques camouflets, lui inspirèrent le vif désir de s’engager, et qu’il eut fait de vaines démarches dans ce sens, tu en arrivas à parler ouvertement de ce que tu avais mis tant de soin à dissimuler : « Avec son atavisme… » répétais-tu.

Ma pauvre Isa, ne crains pas que je te jette la pierre. Je ne t’ai jamais intéressée, tu ne m’as jamais observé ; mais, durant cette période, moins qu’à aucune autre époque. Tu n’as jamais pressenti cette montée d’angoisse en moi, à mesure que les campagnes d’hiver se succédaient. Le père de Luc étant mobilisé dans un ministère, nous avions le petit avec nous, non seulement durant les grandes vacances, mais au jour de l’An et à Pâques. La guerre l’enthousiasmait. Il avait peur qu’elle finît avant qu’il eût atteint ses dix-huit ans. Lui qui, autrefois, n’ouvrait jamais un livre, il dévorait les ouvrages spéciaux, étudiait les cartes. Il développait son corps avec méthode. À seize ans, c’était déjà un homme, — un homme dur. En voilà un qui ne s’attendrissait pas sur les blessés ni sur les morts ! Des récits les plus noirs que je lui faisais lire touchant la vie aux tranchées, il tirait l’image d’un sport terrible et magnifique auquel on n’aurait pas toujours le droit de jouer : il fallait se hâter. Ah ! qu’il avait peur d’arriver trop tard ! Il avait déjà dans sa poche l’autorisation de son imbécile de père. Et moi, à mesure que se rapprochait le fatal anniversaire de janvier 18, je suivais en frémissant la carrière du vieux Clemenceau, je la surveillais, pareil à ces parents de prisonniers qui guettaient la chute de Robespierre, et qui espéraient que le tyran tomberait avant que leur fils passât en jugement.

Quand Luc fut au camp de Souges, pendant sa période d’instruction et d’entraînement, tu lui envoyais des lainages, des chatteries, mais tu avais des mots qui éveillaient en moi l’instinct du meurtre, ma pauvre Isa, quand tu disais : « Ce pauvre petit, ce serait bien triste, évidemment… mais lui, du moins, ne laisserait personne derrière lui… » Je reconnais qu’il n’y avait rien de scandaleux dans ces paroles.

Un jour, je compris qu’il n’y avait plus à espérer que la guerre finît avant le départ de Luc. Lorsque le front fut crevé au Chemin des Dames, il vint nous faire ses adieux, quinze jours plus tôt qu’il n’était prévu. Tant pis ! J’aurai le courage de rappeler ici un souvenir horrible, qui me réveille encore, la nuit, qui me fait crier. Ce jour-là, j’allai chercher dans mon cabinet une ceinture de cuir, commandée au bourrelier, d’après un modèle que je lui avais moi-même fourni. Je grimpai sur un escabeau et j’essayai d’attirer à moi la tête en plâtre de Démosthène qui surmonte ma bibliothèque. Impossible de la remuer. Elle était pleine de louis que j’y dissimulais depuis la mobilisation. Je plongeai ma main dans cet or qui était ce à quoi je tenais le plus au monde et j’en bourrai la ceinture de cuir. Quand je descendis de l’escabeau, ce boa engourdi, gorgé de métal, s’enroulait autour de mon cou, écrasait ma nuque.

Je le tendis d’un geste timide à Luc. Il ne comprit pas d’abord ce que je lui offrais.

— Que veux-tu que je fasse de ça, mon oncle ?

— Ça peut te servir dans les cantonnements, et si tu es prisonnier… et dans bien d’autres circonstances : on peut tout avec ça.

— Oh ! dit-il en riant, j’ai bien assez de mon barda… comment as-tu pu croire que je m’encombrerais de toute cette monnaie ? À la première montée en ligne, je serais obligé de la laisser dans les feuillées…

— Mais, mon petit, au début de la guerre, tous ceux qui en avaient emportaient de l’or.

— Parce qu’ils ne savaient pas ce qui les attendait, mon oncle.

Il était debout au milieu de la pièce. Il avait jeté sur le divan la ceinture d’or. Ce garçon vigoureux, comme il paraissait frêle dans son uniforme trop grand pour lui ! Du col béant, émergeait son cou d’enfant de troupe. Les cheveux ras enlevaient à sa figure tout caractère particulier. Il était préparé pour la mort, il était « paré », pareil aux autres, indistinct, déjà anonyme, déjà disparu. Un instant son regard se fixa sur la ceinture, puis il le leva vers moi avec une expression de moquerie et de mépris. Il m’embrassa, pourtant. Nous descendîmes avec lui jusqu’à la porte de la rue. Il se retourna pour me crier « de rapporter tout ça à la Banque de France ». Je ne voyais plus rien. J’entendis que tu lui disais en riant :