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— Ça, n’y compte pas trop ! c’est beaucoup lui demander !

La porte refermée, comme je demeurais immobile dans le vestibule, tu me dis :

— Avoue que tu savais qu’il n’accepterait pas ton or. C’était un geste de tout repos.

Je me rappelai que la ceinture était restée sur le divan. Un domestique aurait pu l’y découvrir, on ne sait jamais. Je remontai en hâte, la chargeai de nouveau sur mes épaules, pour en vider le contenu dans la tête de Démosthène.

Je m’aperçus à peine de la mort de ma mère qui survint peu de jours après : elle était inconsciente depuis des années et ne vivait plus avec nous. C’est maintenant que je pense à elle, chaque jour, à la mère de mon enfance et de ma jeunesse : l’image de ce qu’elle était devenue s’est effacée. Moi qui déteste les cimetières, je vais quelquefois sur sa tombe. Je n’y apporte pas de fleurs depuis que je me suis aperçu qu’on les vole. Les pauvres viennent chiper les roses des riches pour le compte de leurs morts. Il faudrait faire la dépense d’une grille ; mais tout est si cher maintenant. Luc, lui, n’a pas eu de tombe. Il a disparu ; c’est un disparu. Je garde dans mon portefeuille la seule carte qu’il ait eu le temps de m’adresser : « Tout va bien, ai reçu envoi. Tendresses. » Il y a écrit : tendresses. J’ai tout de même obtenu ce mot de mon pauvre enfant.

XI

Cette nuit, une suffocation m’a réveillé. J’ai dû me lever, me traîner jusqu’à mon fauteuil et, dans le tumulte d’un vent furieux, j’ai relu ces dernières pages, stupéfait par ces bas-fonds en moi qu’elles éclairent. Avant d’écrire, je me suis accoudé à la fenêtre. Le vent était tombé. Calèse dormait dans un souffle et sous toutes les étoiles. Et soudain, vers trois heures après minuit, de nouveau cette bourrasque, ces roulements dans le ciel, ces lourdes gouttes glacées. Elles claquaient sur les tuiles au point que j’ai eu peur de la grêle ; j’ai cru que mon cœur s’arrêtait.

À peine la vigne a-t-elle « passé fleur » ; la future récolte couvre le coteau ; mais il semble qu’elle soit là comme ces jeunes bêtes que le chasseur attache et abandonne dans les ténèbres pour attirer les fauves ; des nuées grondantes tournent autour des vignes offertes.

Que m’importent à présent les récoltes ? Je ne puis plus rien récolter au monde. Je puis seulement me connaître un peu mieux moi-même. Écoute, Isa. Tu découvriras après ma mort, dans mes papiers, mes dernières volontés. Elles datent des mois qui ont suivi la mort de Marie, lorsque j’étais malade et que tu t’inquiétais à cause des enfants. Tu y trouveras une profession de foi conçue à peu près en ces termes : « Si j’accepte, au moment de mourir, le ministère d’un prêtre, je proteste d’avance, en pleine lucidité, contre l’abus qu’on aura fait de mon affaiblissement intellectuel et physique pour obtenir de moi ce que ma raison réprouve. »

Eh bien, je te dois cet aveu : c’est au contraire quand je me regarde, comme je fais depuis deux mois, avec une attention plus forte que mon dégoût, c’est lorsque je me sens le plus lucide, que la tentation chrétienne me tourmente. Je ne puis plus nier qu’une route existe en moi qui pourrait mener à ton Dieu. Si j’atteignais à me plaire à moi-même, je combattrais mieux cette exigence. Si je pouvais me mépriser sans arrière-pensée, la cause à jamais serait entendue. Mais la dureté de l’homme que je suis, le dénûment affreux de son cœur, ce don qu’il détient d’inspirer la haine et de créer autour de soi le désert, rien de tout cela ne prévaut contre l’espérance… Vas-tu me croire, Isa ? Ce n’est peut-être pas pour vous, les justes, que ton Dieu est venu, s’il est venu, mais pour nous. Tu ne me connaissais pas, tu ne savais pas qui j’étais. Les pages que tu viens de lire, m’ont-elles rendu à tes yeux moins horrible ? Tu vois pourtant qu’il existe en moi une touche secrète, celle qu’éveillait Marie, rien qu’en se blottissant dans mes bras, et aussi le petit Luc, le dimanche, lorsque au retour de la messe, il s’asseyait sur le banc devant la maison, et regardait la prairie.

Oh ! ne crois pas surtout que je me fasse de moi-même une idée trop haute. Je connais mon cœur, ce cœur, ce nœud de vipères : étouffé sous elles, saturé de leur venin, il continue de battre au-dessous de ce grouillement. Ce nœud de vipères qu’il est impossible de dénouer, qu’il faudrait trancher d’un coup de couteau, d’un coup de glaive : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive. »

Demain, il se peut que je renie ce que je te confie ici, comme j’ai renié, cette nuit, mes dernières volontés d’il y a trente ans. J’ai paru haïr d’une expiable haine tout ce que tu professais, et je n’en continue pas moins de haïr ceux qui se réclament du nom chrétien ; mais n’est-ce pas que beaucoup rapetissent une espérance, qu’ils défigurent un visage, ce Visage, cette Face ? De quel droit, les juger, me diras-tu, moi qui suis abominable ? Isa, n’y a-t-il pas dans ma turpitude, je ne sais quoi qui ressemble, plus que ne fait leur vertu, au Signe que tu adores ? Ce que j’écris est sans doute, à tes yeux, un absurde blasphème. Il faudrait me le prouver. Pourquoi ne me parles-tu pas, pourquoi ne m’as-tu jamais parlé ? Peut-être existe-t-il une parole de toi qui me fendrait le cœur ? Cette nuit, il me semble que ce ne serait pas trop tard pour recommencer notre vie. Si je n’attendais pas ma mort, pour te livrer ces pages ? Si je t’adjurais, au nom de ton Dieu, de les lire jusqu’au bout ? Si je guettais le moment où tu aurais achevé la lecture ? Si je te voyais rentrer dans ma chambre, le visage baigné de larmes ? Si tu m’ouvrais les bras ? Si je te demandais pardon ? Si nous tombions aux genoux l’un de l’autre ?

La tempête semble finie. Les étoiles d’avant l’aube palpitent. Je croyais qu’il repleuvait, mais ce sont les feuilles qui s’égouttent. Si je m’étends sur ma couche, étoufferai-je ? Pourtant, je n’en puis plus d’écrire, et parfois je pose ma plume, je laisse rouler ma tête contre le dur dossier…

Un sifflement de bête, puis un fracas immense en même temps qu’un éclair ont rempli le ciel. Dans le silence de panique qui a suivi, des bombes, sur les coteaux, ont éclaté, que les vignerons lancent pour que les nuages de grêle s’écartent ou qu’ils se résolvent en eau. Des fusées ont jailli de ce coin de ténèbres où Barsac et Sauternes tremblent dans l’attente du fléau. La cloche de Saint-Vincent, qui éloigne la grêle, sonnait à toute volée, comme quelqu’un qui chante, la nuit, parce qu’il a peur. Et soudain, sur les tuiles, ce bruit comme d’une poignée de cailloux… Des grêlons ! Naguère, j’aurais bondi à la fenêtre. J’entendais claquer les volets des chambres. Tu as crié à un homme qui traversait la cour en hâte : « Est-ce grave ? » Il a répondu : « Heureusement elle est mêlée de pluie, mais il en tombe assez. » Un enfant effrayé courait pieds nus dans le couloir. J’ai calculé par habitude : « Cent mille francs perdus… » mais je n’ai pas bougé. Rien ne m’eût retenu, autrefois, de descendre, — comme lorsqu’on m’a retrouvé, une nuit, au milieu des vignes, en pantoufles, ma bougie éteinte à la main, recevant la grêle sur ma tête. Un profond instinct paysan me jetait en avant, comme si j’eusse voulu m’étendre et recouvrir de mon corps la vigne lapidée. Mais ce soir, me voici devenu étranger à ce qui était, au sens profond, mon bien. Enfin je suis détaché. Je ne sais quoi, je ne sais qui m’a détaché, Isa, des amarres sont rompues ; je dérive. Quelle force m’entraîne ? Une force aveugle ? Un amour ? Peut-être un amour…

DEUXIÈME PARTIE

XII

Paris, rue Bréa.