Comment ai-je pensé à mettre ce cahier dans mes bagages ? Qu’ai-je à faire maintenant de cette longue confession ? Tout est rompu avec les miens. Celle pour qui je me livrais, ici, jusqu’au fond, ne doit plus exister pour moi. À quoi bon reprendre ce travail ? C’est qu’à mon insu, sans doute, j’y trouvais un soulagement, une délivrance. Quel jour ouvrent sur moi les dernières lignes, écrites la nuit de la grêle ! N’étais-je pas au bord de la folie ? Non, non, ne parlons pas ici de folie. Que la folie ne soit pas même nommée. Ils seraient capables de s’en servir contre moi, si ces pages leur tombaient entre les mains. Elles ne s’adressent plus à personne. Il faudra les détruire dès que je me sentirai plus mal… À moins que je ne les lègue à ce fils inconnu que je suis venu chercher à Paris. Je brûlais de révéler son existence à Isa, dans les pages où je faisais allusion à mes amours de 1909, lorsque j’étais sur le point d’avouer que mon amie était partie enceinte, pour se cacher à Paris…
Je me suis cru généreux parce que j’envoyais à la mère et au petit, six mille francs par an, avant la guerre. L’idée ne m’est jamais venue d’augmenter cette somme. C’est ma faute si j’ai trouvé ici deux êtres asservis, diminués par de basses besognes. Sous prétexte qu’ils habitent ce quartier, je loge dans une maison de famille de la rue Bréa. Entre le lit et l’armoire, à peine ai-je la place de m’asseoir pour écrire. Et puis, quel vacarme ! De mon temps, Montparnasse était tranquille. Il semble maintenant peuplé de fous qui ne dorment jamais. La famille faisait moins de bruit devant le perron de Calèse, la nuit où j’ai vu de mes yeux, où j’ai entendu de mes oreilles… À quoi bon revenir là-dessus ? Ce serait pourtant une délivrance que de fixer ce souvenir atroce, fût-ce pour peu de temps… D’ailleurs, pourquoi détruirais-je ces pages ? Mon fils, mon héritier, a le droit de me connaître. Par cette confession, je réparerais, dans une faible mesure, l’éloignement où je l’ai tenu depuis qu’il est né.
Hélas, il m’a suffi de deux entrevues pour le juger. Il n’est pas homme à trouver dans cet écrit le moindre intérêt. Que peut-il y comprendre, cet employé, ce subalterne, cet abruti qui joue aux courses ?
Pendant le voyage de nuit entre Bordeaux et Paris, j’imaginais les reproches qu’il m’adresserait, je préparais ma défense. Comme on se laisse influencer par les poncifs du roman et du théâtre ! Je ne doutais pas d’avoir affaire au fils naturel plein d’amertume et de grandeur d’âme ! Tantôt je lui prêtais la dure noblesse de Luc, tantôt la beauté de Phili. J’avais tout prévu, sauf qu’il me ressemblerait. Existe-t-il des pères à qui l’on fait plaisir en leur disant : « Votre fils vous ressemble » ?
J’ai mesuré la haine que je me porte en voyant se dresser ce spectre de moi-même. J’ai chéri, dans Luc, un fils qui ne me ressemblait pas. Sur ce seul point, Robert est différent de moi : il s’est montré incapable de passer le moindre examen. Il a dû y renoncer, après des échecs répétés. Sa mère, qui s’est saignée aux quatre veines, l’en méprise. Elle ne peut se retenir d’y faire sans cesse allusion ; il baisse la tête, ne se console pas de tout cet argent perdu. Par là, en revanche, il est bien mon fils. Mais ce que je lui apporte, cette fortune, dépasse son imagination misérable. Cela ne lui représente rien ; il n’y croit pas. À vrai dire, sa mère et lui ont peur : « Ce n’est pas légal… nous pouvons être pris… »
Cette grosse femme blême, aux cheveux décolorés, cette caricature de ce que j’ai aimé, fixe sur moi son œil encore très beau : « Si je vous avais croisé dans la rue, m’a-t-elle dit, je ne vous aurais pas reconnu… » Et moi, l’aurais-je reconnue ? Je redoutais sa rancune, ses représailles. J’avais tout redouté, mais non cette indifférence morne. Aigrie, abrutie par huit heures quotidiennes de machine à écrire, elle craint les histoires. Elle a gardé une méfiance maladive de la justice, avec qui elle a eu, autrefois, des démêlés. Je leur ai pourtant bien expliqué la manœuvre : Robert prend un coffre à son nom, dans un établissement de crédit ; j’y transporte ma fortune. Il me donne sa procuration pour l’ouvrir et s’engage à ne pas y toucher lui-même jusqu’à mon décès. Évidemment, j’exige qu’il me signe une déclaration, par laquelle il reconnaît que tout ce que renferme le coffre m’appartient. Je ne puis pourtant pas me livrer à cet inconnu. La mère et le fils objectent qu’à ma mort, on retrouvera le papier. Ces idiots ne veulent pas s’en rapporter à moi.
J’ai essayé de leur faire comprendre qu’on peut se fier à un avoué de campagne comme Bourru, qui me doit tout, avec qui je fais des affaires depuis quarante ans. Il a en dépôt une enveloppe sur laquelle j’ai écrit : « À brûler le jour de ma mort » et qui sera brûlée, j’en suis sûr, avec tout ce qu’elle contient. C’est là que je mettrai la déclaration de Robert. Je suis d’autant plus assuré que Bourru la brûlera, que cette enveloppe scellée renferme des pièces qu’il a intérêt à voir disparaître.
Mais Robert et sa mère craignent qu’après ma mort, Bourru ne brûle rien et les fasse chanter. J’ai pensé à cela aussi : je leur remettrai en mains propres de quoi faire envoyer le dit Bourru aux galères, s’il bronche. Le papier sera brûlé par Bourru devant eux, et alors seulement ils lui rendront les armes dont je les aurai fournis. Que veulent-ils de plus ?
Ils ne comprennent rien, ils sont là, butés, cette idiote et cet imbécile, à qui j’apporte des millions et qui au lieu de tomber à mes genoux, comme je l’imaginais, discutent, ergotent… Et quand même il y aurait quelques risques ! le jeu en vaut la chandelle. Mais non, ils ne veulent pas signer de papier : « ce sera déjà bien assez délicat, pour les déclarations de revenus… nous aurons des embêtements… »
Ah ! faut-il que je haïsse les autres, pour ne pas leur claquer la porte au nez, à ces deux-là ! Des « autres » aussi ils ont peur : « Ils découvriront le pot aux roses… ils nous feront un procès… » Déjà Robert et sa mère s’imaginent que ma famille a alerté la police, que je suis surveillé. Ils ne consentent à me voir que de nuit ou dans des quartiers excentriques. Comme si, avec ma santé, je pouvais veiller, passer ma vie en taxi ! Je ne crois pas que les autres se méfient : ce n’est pas la première fois que je voyage seul. Ils n’ont aucune raison de croire que l’autre nuit, à Calèse, j’assistais, invisible, à leur conseil de guerre. En tout cas, ils ne m’ont pas encore dépisté. Rien ne m’empêchera, cette fois, d’atteindre mon but. Du jour où Robert aura consenti à marcher, je pourrai dormir tranquille. Ce lâche ne commettra pas d’imprudence.
Ce soir, treize juillet, un orchestre joue en plein vent ; au bout de la rue Bréa, des couples tournent. Ô paisible Calèse ! Je me souviens de la dernière nuit que j’y ai vécue : j’avais pris, malgré la défense du docteur, un cachet de véronal et m’étais endormi profondément. Je m’éveillai en sursaut et regardai ma montre. Il était une heure après minuit. Je fus effrayé d’entendre plusieurs voix : ma fenêtre était restée ouverte ; il n’y avait personne dans la cour, ni au salon. Je passai dans le cabinet de toilette qui ouvre au nord, du côté du perron. C’était là que la famille, contre son habitude, s’était attardée. À cette heure avancée, elle ne se méfiait de personne : seules, les fenêtres des cabinets de toilette et du corridor donnent de ce côté-là.
La nuit était calme et chaude. Dans les intervalles de silence, j’entendais la respiration un peu courte d’Isa, un craquement d’allumette. Pas un souffle n’émouvait les ormeaux noirs. Je n’osais me pencher, mais je reconnaissais chaque ennemi à sa voix, à son rire. Ils ne discutaient pas. Une réflexion d’Isa ou de Geneviève était suivie d’un long silence. Puis soudain, sur un mot d’Hubert, Phili prenait feu, et ils parlaient tous à la fois.