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Les enfants étaient encore là. Ils parlaient à mi-voix maintenant. Beaucoup de leurs paroles m’échappaient.

— Il n’était pas de son monde, disait Janine. Il y a eu ça aussi. Phili, mon chéri, tu tousses. Mets ton pardessus.

— Au fond, ce n’est pas sa femme qu’il déteste le plus, c’est nous. Quelle chose inimaginable ! On ne voit pas ça, même dans les livres. Nous n’avons pas à juger notre mère, conclut Geneviève, mais je trouve que maman ne lui en veut pas assez…

— Parbleu (c’était la voix de Phili), elle retrouvera toujours sa dot. Les Suez du père Fondaudège… ça a dû grimper depuis 1884…

— Les Suez ! mais ils sont vendus…

Je reconnus les hésitations, l’ânonnement du mari de Geneviève ; ce pauvre Alfred n’avait pas encore placé un mot. Geneviève, de ce ton aigre, criard, qu’elle lui réserve, l’interrompit :

— Tu es fou ? les Suez vendus ?

Alfred raconta qu’au mois de mai, il était entré chez sa belle-mère au moment où elle signait des papiers et qu’elle lui avait dit : « Il paraît que c’est le moment de les vendre, ils sont au plus haut, ils vont baisser. »

— Et tu ne nous as pas avertis ? cria Geneviève. Mais tu es complètement idiot. Il lui a fait vendre ses Suez ? Tu nous dis ça comme la chose la plus ordinaire…

— Mais, Geneviève, je croyais que ta mère vous tenait au courant. Du moment qu’elle est mariée sous le régime dotal…

— Oui, mais est-ce qu’il n’a pas empoché le bénéfice de l’opération ? Qu’en penses-tu, Hubert ? Dire qu’il ne nous a pas avertis ! Et j’aurai passé toute ma vie avec cet homme…

Janine intervint pour les prier de parler plus bas : ils allaient réveiller sa petite fille. Pendant quelques minutes, je ne distinguai plus rien. Puis la voix d’Hubert se détacha de nouveau :

— Je pense à ce que vous disiez tout à l’heure. Nous ne pourrions rien tenter de ce côté-là, avec maman. Du moins faudrait-il l’y préparer peu à peu…

— Elle aimerait mieux ça peut-être que la séparation. Depuis que la séparation aboutit nécessairement au divorce, ça pose un cas de conscience… Évidemment, ce que proposait Phili, choque de prime abord. Mais quoi ! nous ne serions pas juges. Ce n’est pas nous qui en déciderions en dernier ressort. Notre rôle consiste à provoquer la chose. Elle ne se produirait que si elle était reconnue nécessaire par les autorités compétentes.

— Et moi je vous répète que ce serait un coup d’épée dans l’eau, déclara Olympe.

Il fallait que la femme d’Hubert fût outrée pour élever ainsi la voix. Elle affirma que j’étais un homme pondéré, d’un jugement très sain, « avec lequel, ajouta-t-elle, je dois dire que je tombe souvent d’accord, et que je retournerais comme un gant, si vous ne défaisiez mon ouvrage… »

Je n’entendis point l’insolence que dut répondre Phili ; mais ils riaient tous, comme chaque fois qu’Olympe ouvre la bouche. Je saisis des bribes de phrases :

— Il y a cinq ans qu’il ne plaide plus, qu’il ne peut plus plaider.

— À cause de son cœur !

— Oui, maintenant. Mais lorsqu’il a quitté le Palais, il n’était pas encore très malade. La vérité est qu’il avait des démêlés avec ses confrères. Il y a eu des scènes dans les pas-perdus, sur lesquelles j’ai recueilli déjà des témoignages…

Je tendis vainement l’oreille. Phili et Hubert avaient rapproché leurs chaises. Je n’entendis qu’un murmure indistinct, puis cette exclamation d’Olympe :

— Allons donc ! le seul homme avec lequel je puisse ici parler de mes lectures, échanger des idées générales, vous voudriez…

De la réponse de Phili je perçus le mot « maboule ». Un gendre d’Hubert, celui qui ne parle presque-jamais, dit d’une voix étranglée :

— Je vous prie d’être poli avec ma belle-mère.

Phili protesta qu’il plaisantait. N’étaient-ils pas tous les deux les victimes, dans cette affaire ? Comme le gendre d’Hubert assurait, d’une voix tremblante, qu’il ne se considérait pas comme une victime et qu’il avait épousé sa femme par amour, ils firent tous chorus : « Moi aussi ! moi aussi ! moi aussi ! » Geneviève dit railleusement à son mari :

— Ah ! toi aussi ! tu te vantes de m’avoir épousée sans connaître la fortune de mon père ? Mais rappelle-toi, ce soir de nos fiançailles, où tu m’as glissé : « Qu’est-ce que ça peut nous faire qu’il ne veuille rien nous en dire, puisque nous savons qu’elle est énorme ! »

Il y eut un éclat de rire général ; un brouhaha. Hubert éleva de nouveau la voix, parla seul quelques instants. Je n’entendis que la dernière phrase :

— C’est une question de justice, une question de moralité qui domine tout. Nous défendons le patrimoine, les droits sacrés de la famille.

Dans le silence profond qui précède l’aube, leurs propos m’arrivaient plus distincts.

— Le faire suivre ? Il a trop d’accointances avec la police, j’en ai eu la preuve ; il serait averti… (et quelques instants après), on connaît sa dureté, sa rapacité ; on a mis en doute, il faut bien le dire, sa délicatesse dans deux ou trois affaires. Mais pour ce qui est du bon sens, de l’équilibre…

— En tout cas, on ne peut nier le caractère inhumain, monstrueux, anti-naturel de ses sentiments à notre égard…

— Si tu crois, ma petite Janine, dit Alfred à sa fille, qu’ils suffiraient pour établir un diagnostic ?

Je comprenais, j’avais compris. Un grand calme régnait en moi, un apaisement né de cette certitude : c’étaient eux les monstres et moi la victime. L’absence d’Isa me faisait plaisir. Elle avait plus ou moins protesté, tant qu’elle avait été là ; et devant elle, ils n’eussent osé faire allusion à ces projets que je venais de surprendre et qui, d’ailleurs, ne m’effrayaient pas. Pauvres imbéciles ! comme si j’étais homme à me laisser interdire ou enfermer ! Avant qu’ils aient pu remuer le petit doigt, j’aurais vite fait de mettre Hubert dans une situation désespérée. Il ne se doute pas que je le tiens. Quant à Phili, je possède un dossier… La pensée ne m’avait jamais effleuré que je dusse m’en servir. Mais je ne m’en servirai pas : il me suffira de montrer les dents.

J’éprouvais pour la première fois de ma vie le contentement d’être le moins mauvais. Je n’avais pas envie de me venger d’eux. Ou du moins je ne voulais d’autre vengeance que de leur arracher cet héritage autour duquel ils séchaient d’impatience, suaient d’angoisse.

— Une étoile filante ! cria Phili… Je n’ai pas eu le temps de faire un vœu.

— On n’a jamais le temps ! dit Janine.

Son mari reprit, avec cette gaîté d’enfant qu’il avait gardée :

— Quand tu en verras une, tu crieras : « Millions ! »

— Quel idiot, ce Phili !

Ils se levèrent tous. Les fauteuils de jardin raclèrent le gravier. J’entendis le bruit des verrous de l’entrée, des rires étouffés de Janine dans le couloir. Les portes des chambres se fermèrent une à une. Mon parti était pris. Depuis deux mois, je n’avais pas eu de crise. Rien ne m’empêchait d’aller à Paris. En général, je partais sans avertir. Mais je ne voulais pas que ce départ ressemblât à une fuite. Jusqu’au matin, je repris mes plans d’autrefois. Je les mis au point.

XIII

Je n’éprouvais, quand je fus debout, à midi, aucune fatigue. Bourru, appelé par un coup de téléphone, vint après déjeuner. Nous nous promenâmes de long en large, pendant près de trois quarts d’heure, sous les tilleuls. Isa, Geneviève et Janine nous observaient de loin et je jouissais de leur angoisse. Quel dommage que les hommes fussent à Bordeaux ! Ils disent du vieux petit avoué : « Bourru est son âme damnée. » Misérable Bourru, que je tiens plus étroitement qu’un esclave ! Il fallait voir, ce matin-là, le pauvre diable se débattant pour que je ne livre pas d’armes contre lui à mon héritier éventuel… « Mais, lui disais-je, puisqu’il s’en dessaisira, dès que vous aurez brûlé la reconnaissance signée par lui… »