Au départ, il fit un salut profond aux dames qui répondirent à peine, et enfourcha pauvrement sa bicyclette. Je rejoignis les trois femmes et leur annonçai que je partais pour Paris, le soir même. Comme Isa protestait qu’il y avait de l’imprudence, dans mon état, à voyager seul :
— Il faut bien que je m’occupe de mes placements, répondis-je. Sans en avoir l’air, je pense à vous.
Elles m’observaient, d’un air anxieux. Mon accent ironique me trahissait. Janine regarda sa mère, et s’enhardissant :
— Bonne-maman ou oncle Hubert pourrait vous remplacer, grand-père.
— C’est une idée, mon enfant… Quelle bonne idée ! mais voilà : j’ai toujours été habitué à tout faire par moi-même. Et puis, c’est mal, je le sais, mais je ne me fie à personne.
— Pas même à vos enfants ? Oh ! grand-père !
Elle appuyait sur « grand-père », d’un ton un peu précieux. Elle prenait un air câlin, irrésistible. Ah ! sa voix exaspérante, cette voix que j’avais entendue, dans la nuit, mêlée aux autres… Alors je me mis à rire, de ce rire dangereux qui me fait tousser, et qui, visiblement, les terrifiait. Je n’oublierai jamais cette pauvre figure d’Isa, son air exténué. Elle avait dû déjà subir des assauts. Janine allait probablement revenir à la charge, dès que j’aurais tourné les talons : « Ne le laissez pas partir, bonne-maman… »
Mais ma femme n’était pas d’attaque, elle n’en pouvait plus, à bout de course, recrue de fatigue. Je l’entendais, l’autre jour, dire à Geneviève : « Je voudrais me coucher, dormir, ne pas me réveiller… »
Elle m’attendrissait, maintenant, comme ma pauvre mère m’avait attendri. Les enfants poussaient contre moi cette vieille machine usée, incapable de servir. Sans doute l’aimaient-ils à leur manière ; ils l’obligeaient à consulter le médecin, à suivre des régimes. Sa fille et sa petite-fille s’étant éloignées, elle s’approcha de moi :
— Écoute, me dit-elle très vite, j’ai besoin d’argent.
— Nous sommes le dix. Je t’ai donné ton mois le premier.
— Oui, mais j’ai dû avancer de l’argent à Janine : ils sont très gênés. À Calèse, je fais des économies ; je te rendrai sur mon mois d’août…
Je répondis que cela ne me regardait pas, que je n’avais pas à entretenir le nommé Phili.
— J’ai des notes en retard chez le boucher, chez l’épicier… Tiens, regarde.
Elle les tira de son sac. Elle me faisait pitié. Je lui offris de signer des chèques « comme ça, je serais sûr que l’argent n’irait pas ailleurs… » Elle y consentit. Je pris mon carnet de chèques et remarquai, dans l’allée des rosiers, Janine et sa mère qui nous observaient.
— Je suis sûr, dis-je, qu’elles s’imaginent que tu me parles d’autre chose…
Isa tressaillit. Elle demanda à voix basse : « De quelle chose ? » À ce moment-là, je sentis ce resserrement à ma poitrine. Des deux mains ramenées, je fis le geste qu’elle connaissait bien. Elle se rapprocha :
— Tu souffres ?
Je me raccrochai un instant à son bras. Nous avions l’air, au milieu de l’allée des tilleuls, de deux époux qui finissent de vivre après des années de profonde union. Je murmurai à voix basse : « Ça va mieux. » Elle devait penser que c’était le moment de parler, une occasion unique. Mais elle n’en avait plus la force. Je remarquai comme elle était, elle aussi, essoufflée. Tout malade que je fusse, moi, j’avais fait front. Elle s’était livrée, donnée ; il ne lui restait plus rien en propre.
Elle cherchait une parole, tournait les yeux, à la dérobée, du côté de sa fille et de sa petite-fille, pour se donner du courage. Je discernais, dans son regard levé vers moi, une lassitude sans nom, peut-être de la pitié et sûrement un peu de honte. Les enfants, cette nuit, avaient dû la blesser.
— Cela m’inquiète de te voir partir seul.
Je lui répondis que s’il m’arrivait malheur, en voyage, ce ne serait pas la peine que l’on me transportât ici.
Et comme elle m’adjurait de ne pas faire allusion à ces choses, j’ajoutai :
— Ce serait une dépense inutile, Isa. La terre des cimetières est la même partout.
— Je suis comme toi, soupira-t-elle. Qu’ils me mettent où ils voudront. Autrefois, je tenais tellement à dormir près de Marie… mais que reste-t-il de Marie ?
Cette fois encore, je compris que pour elle, sa petite Marie était cette poussière, ces ossements. Je n’osai protester que moi, depuis des années, je sentais vivre mon enfant, je la respirais ; qu’elle traversait souvent ma vie ténébreuse, d’un brusque souffle.
En vain Geneviève et Janine l’épiaient, Isa semblait lasse. Mesurait-elle le néant de ce pour quoi elle luttait depuis tant d’années ? Geneviève et Hubert, poussés eux-mêmes par leurs propres enfants, jetaient contre moi cette vieille femme, Isa Fondaudège, la jeune fille odorante des nuits de Bagnères.
Depuis bientôt un demi-siècle, nous nous affrontions. Et voici que dans cet après-midi pesant, les deux adversaires sentaient le lien que crée, en dépit d’une si longue lutte, la complicité de la vieillesse. En paraissant nous haïr, nous étions arrivés au même point. Il n’y avait rien, il n’y avait plus rien au delà de ce promontoire où nous attendions de mourir. Pour moi, du moins. À elle, il restait son Dieu ; son Dieu devait lui rester. Tout ce à quoi elle avait tenu aussi âprement que moi-même, lui manquait d’un coup : toutes ces convoitises qui s’interposaient entre elle et l’Être infini. Le voyait-elle maintenant, Celui dont rien ne la séparait plus ? Non, il lui restait les ambitions, les exigences de ses enfants. Elle était chargée de leurs désirs. Il lui fallait recommencer d’être dure par procuration. Soucis d’argent, de santé, calculs de l’ambition et de la jalousie, tout était là, devant elle, comme ces devoirs d’écolier où le maître a écrit : à refaire.
Elle tourna de nouveau les yeux vers l’allée où Geneviève et Janine, armées de sécateurs, feignirent de nettoyer les rosiers. Du banc où je m’étais assis pour reprendre souffle, je regardais ma femme s’éloigner, tête basse, comme un enfant qui va être grondé. Le soleil trop chaud annonçait l’orage. Elle avançait du pas de ceux pour qui la marche est une souffrance. Il me semblait l’entendre geindre : « Ah ! mes pauvres jambes ! » Deux vieux époux ne se détestent jamais autant qu’ils l’imaginent.
Elle avait rejoint ses enfants qui, évidemment, lui adressaient des reproches. Soudain je la vis revenir vers moi, rouge, soufflante. Elle s’assit à mes côtés et gémit :
— Ces temps orageux me fatiguent, j’ai beaucoup de tension, ces jours-ci… Écoute, Louis, il y a quelque chose qui m’inquiète… Les Suez de ma dot, comment en as-tu fait le remploi ? Je sais bien que tu m’as demandé de signer d’autres papiers…
Je lui indiquai le chiffre de l’énorme bénéfice que j’avais réalisé pour elle, à la veille de la baisse. Je lui expliquai le remploi que j’en avais effectué en obligations :
— Ta dot a fait des petits, Isa. Même en tenant compte de la dépréciation du franc, tu seras éblouie. Tout est à ton nom, à la Westminster, ta dot initiale et les bénéfices… Les enfants n’auront rien à y voir… tu peux être tranquille. Je suis le maître de mon argent et de ce que mon argent a produit, mais ce qui vient de toi est à toi. Va rassurer ces anges de désintéressement, là-bas. Elle me prit le bras brusquement :