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— Pourquoi les détestes-tu, Louis, pourquoi hais-tu ta famille ?

— C’est vous qui me haïssez. Ou plutôt, mes enfants me haïssent. Toi… tu m’ignores, sauf quand je t’irrite ou que je te fais peur…

— Tu pourrais ajouter : « ou que je te torture… » Crois-tu que je n’aie pas souffert autrefois ?

— Allons donc ! tu ne voyais que les enfants…

— Il fallait bien me rattacher à eux. Que me restait-il en dehors d’eux ? (et à voix plus basse), tu m’as délaissée et trompée dès la première année, tu le sais bien.

— Ma pauvre Isa, tu ne me feras pas croire que mes fredaines t’aient beaucoup touchée… Dans ton amour-propre de jeune femme peut-être…

Elle rit amèrement :

— Tu as l’air sincère ! Quand je pense que tu ne t’es même pas aperçu…

Je tressaillis d’espérance. C’est étrange à dire, puisqu’il s’agissait de sentiments révolus, finis. L’espoir d’avoir été aimé, quarante années plus tôt, à mon insu… Mais non, je n’y croyais pas…

— Tu n’as pas eu un mot, un cri… Les enfants te suffisaient.

Elle cacha sa figure dans ses deux mains. Je n’en avais jamais remarqué, comme ce jour-là, les grosses veines, les tavelures.

— Mes enfants ! quand je pense qu’à partir du moment où nous avons fait chambre à part, je me suis privée, pendant des années, d’en avoir aucun avec moi, la nuit, même quand ils étaient malades, parce que j’attendais, j’espérais toujours ta venue.

Des larmes coulaient sur ses vieilles mains. C’était Isa ; moi seul pouvais retrouver encore, dans cette femme épaisse et presque infirme, la jeune fille vouée au blanc, sur la route de la vallée du Lys.

— C’est honteux et ridicule à mon âge de rappeler ces choses… Oui, surtout ridicule. Pardonne-moi, Louis.

Je regardais les vignes, sans répondre. Un doute me vint, à cette minute-là. Est-il possible, pendant près d’un demi-siècle, de n’observer qu’un seul côté de la créature qui partage notre vie ? Se pourrait-il que nous fassions, par habitude, le tri de ses paroles et de ses gestes, ne retenant que ce qui nourrit nos griefs et entretient nos rancunes ? Tendance fatale à simplifier les autres ; élimination de tous les traits qui adouciraient la charge, qui rendraient plus humaine la caricature dont notre haine a besoin pour sa justification… Peut-être Isa vit-elle mon trouble ? Elle chercha trop vite à marquer un point.

— Tu ne pars pas ce soir ?

Je crus discerner cette lueur dans ses yeux, lorsqu’elle croyait « m’avoir eu ». Je jouai l’étonnement et répondis que je n’avais aucune raison pour remettre ce voyage. Nous remontâmes ensemble. À cause de mon cœur, nous ne prîmes pas par la pente des charmilles et suivîmes l’allée des tilleuls qui contourne la maison. Malgré tout, je demeurais incertain et troublé. Si je ne partais pas ? si je donnais à Isa ce cahier ? si… Elle appuya sa main sur mon épaule. Depuis combien d’années n’avait-elle pas fait ce geste ? L’allée débouche devant la maison, du côté du nord. Isa dit :

— Cazau ne range jamais les sièges de jardin…

Je regardai distraitement. Les fauteuils vides formaient encore un cercle étroit. Ceux qui les avaient occupés avaient senti le besoin de se rapprocher pour se parler à voix basse. La terre était creusée par les talons. Partout, ces bouts de cigarettes que fume Phili. L’ennemi avait campé là, cette nuit ; il avait tenu conseil sous les étoiles. Il avait parlé ici, chez moi, devant les arbres plantés par mon père, de m’interdire ou de m’enfermer. Dans un soir d’humilité, j’ai comparé mon cœur à un nœud de vipères. Non, non : le nœud de vipères est en dehors de moi ; elles sont sorties de moi et elles s’enroulaient, cette nuit, elles formaient ce cercle hideux au bas du perron, et la terre porte encore leurs traces.

Tu le retrouveras ton argent, Isa, pensais-je, ton argent que j’ai fait fructifier. Mais rien que cela, et pas autre chose. Et ces propriétés mêmes, je trouverai le joint pour qu’ils ne les aient pas. Je vendrai Calèse ; je vendrai les landes. Tout ce qui vient de ma famille ira à ce fils inconnu, à ce garçon avec qui, dès demain, j’aurai une entrevue. Quel qu’il soit, il ne vous connaît pas ; il n’a pas pris part à vos complots, il a été élevé loin de moi et ne peut pas me haïr ; ou s’il me hait, l’objet de sa haine est un être abstrait, sans rapport avec moi-même…

Je me dégageai avec colère et gravis en hâte les marches de l’entrée, oubliant mon vieux cœur malade. Isa cria : « Louis ! » Je ne me retournai même pas.

XIV

Ne pouvant dormir, je me suis rhabillé et j’ai gagné la rue. Pour atteindre le boulevard Montparnasse, j’ai dû me frayer un chemin à travers les couples dansants. Autrefois, même un républicain bon teint comme je l’étais, fuyait les fêtes de 14 juillet. L’idée ne serait venue à aucun homme sérieux de se mêler aux plaisirs de la rue. Ce soir, rue Bréa et devant la Rotonde, ce ne sont pas des voyous qui dansent. Rien de crapuleux : des garçons vigoureux, tête nue ; quelques-uns portent des chemises ouvertes aux manches courtes. Parmi les danseuses très peu de filles. Ils s’accrochent aux roues des taxis qui interrompent leur jeu, mais avec gentillesse et bonne humeur. Un jeune homme, qui m’avait bousculé par mégarde, a crié : « Place au noble vieillard ! » Je suis passé entre une double haie de visages éclatants. « Tu n’as pas sommeil, grand-père ? » m’a lancé un garçon brun, aux cheveux plantés bas. Luc aurait appris à rire comme ceux-là, et à danser dans la rue ; et moi qui n’ai jamais su ce que c’était que se détendre et que se divertir, je l’aurais appris de mon pauvre enfant. Il aurait été le plus comblé de tous ; il n’aurait pas manqué d’argent… C’est de terre que sa bouche a été comblée… Ainsi allaient mes pensées, tandis que la poitrine étreinte par l’angoisse familière, je m’étais assis à la terrasse d’un café, en pleine liesse.

Et soudain, parmi la foule qui coulait entre les trottoirs, je me suis vu moi-même : c’était Robert, avec un camarade d’aspect miteux. Ces grandes jambes de Robert, ce buste court comme est le mien, cette tête dans les épaules, je les exècre. Chez lui, tous mes défauts sont accentués. J’ai le visage allongé, mais sa figure est chevaline, une figure de bossu. Sa voix aussi est d’un bossu. Je l’ai appelé. Il a quitté son camarade et a regardé autour de lui d’un air anxieux.

— Pas ici, m’a-t-il dit. Venez me rejoindre sur le trottoir de droite, rue Campagne-Première.

Je lui fis remarquer que nous ne pouvions être mieux cachés qu’au sein de cette cohue. Il se laissa convaincre, prit congé de son camarade et s’assit à ma table.

Il tenait à la main un journal de sports. Pour combler le silence, j’essayai de parler cheval. Le vieux Fondaudège, autrefois, m’y avait accoutumé. Je racontai à Robert que lorsque mon beau-père jouait, il faisait intervenir dans son choix les considérations les plus diverses ; non seulement les origines lointaines du cheval, mais la nature du terrain qu’il préférait… Il m’interrompit :

— Moi, j’ai des tuyaux chez Dermas (c’était la maison de tissus où il avait échoué, rue des Petits-Champs).

D’ailleurs, ce qui l’intéressait, c’était de gagner. Les chevaux l’ennuyaient.