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— Moi, ajouta-t-il, c’est le vélo.

Et ses yeux brillèrent.

— Bientôt, lui dis-je, ce sera l’auto…

— Pensez-vous !

Il mouilla de salive son pouce, prit une feuille de cigarette, roula le tabac. Et de nouveau, le silence. Je lui demandai si la crise des affaires se faisait sentir dans la maison où il travaillait. Il me répondit qu’on avait licencié une partie du personnel, mais que lui ne risquait rien. Jamais ses réflexions ne débouchaient hors du cercle le plus étroit de ses convenances particulières. Ainsi, ce serait sur cet abruti que des millions allaient s’abattre. Si je les donnais à des œuvres, pensai-je, si je les distribuais de la main à la main ? Non, ils me feraient interdire… Par testament ? Impossible de dépasser la quotité disponible. Ah ! Luc, si tu étais vivant… c’est vrai qu’il n’aurait pas accepté… mais j’aurais trouvé le moyen de l’enrichir sans qu’il se doutât que c’était moi… Par exemple, en dotant la femme qu’il aurait aimée…

— Dites, Monsieur…

Robert caressait sa joue, d’une main rouge, aux doigts boudinés.

— J’ai réfléchi : si l’avoué, ce Bourru, mourait avant que nous ayons brûlé le papier…

— Eh bien, son fils lui succéderait. L’arme que je vous laisserai contre Bourru, servirait, le cas échéant, contre son fils.

Robert continuait de se caresser la joue. Je n’essayai plus de parler. Le resserrement de ma poitrine, cette contraction atroce suffisait à m’occuper.

— Dites, Monsieur… une supposition… Bourru brûle le papier ; je lui rends celui que vous m’avez donné pour l’obliger à tenir sa promesse. Mais après cela, qui l’empêche d’aller trouver votre famille, et de dire à vos enfants : « Je sais où est le magot. Je vous vends mon secret : je réclame tant pour le livrer, et tant, si vous réussissez… Il peut demander que son nom ne paraisse pas… À ce moment-là, il ne risquerait plus rien : on ferait une enquête ; on verrait que je suis bien votre fils, que ma mère et moi avons changé notre train de vie depuis votre mort… Et de deux choses l’une, ou bien nous aurons fait des déclarations exactes pour l’impôt sur le revenu, ou bien nous aurons dissimulé…

Il parlait avec netteté. Son esprit se désengourdissait. Lentement, la machine à raisonner s’était mise en branle et elle ne s’arrêtait plus. Ce qui demeurait puissant, chez ce calicot, c’était l’instinct paysan de prévoyance, de défiance, l’horreur du risque, le souci de ne rien laisser au hasard. Sans doute aurait-il préféré recevoir cent mille francs de la main à la main, que d’avoir à dissimuler cette énorme fortune.

J’attendis que mon cœur se sentît plus libre, et que l’étreinte se desserrât :

— Il y a du vrai dans ce que vous dites. Eh bien, j’y consens. Vous ne signerez aucun papier. Je me fie à vous. Il me serait d’ailleurs toujours facile de prouver que cet argent m’appartient. Ça n’a plus aucune importance ; dans six mois, dans un an au plus, je serai mort.

Il ne fit aucun geste pour protester ; il ne trouva pas le mot banal que n’importe qui eût proféré. Non qu’il fût plus dur qu’un autre garçon de son âge : simplement, il était mal élevé.

— Comme ça, dit-il, ça peut aller.

Il rumina son idée pendant quelques instants, et ajouta :

— Il faudra que j’aille au coffre de temps en temps, même de votre vivant… pour qu’on connaisse ma figure, à la banque. J’irai vous chercher votre argent…

— Au fait, ajoutai-je, j’ai plusieurs coffres à l’étranger. Si vous préférez, si vous jugez plus sûr…

— Quitter Paname ? ah ! bien alors !

Je lui fis remarquer qu’il pouvait demeurer à Paris et se déplacer quand ce serait nécessaire. Il me demanda si la fortune était composée de titres ou d’argent liquide et ajouta :

— Je voudrais tout de même que vous m’écriviez une lettre comme quoi, étant sain d’esprit, vous me léguez librement votre fortune… Au cas où le pot aux roses serait découvert et où je serais accusé de vol par les autres, on ne sait jamais. Et puis, pour le repos de ma conscience.

Il se tut de nouveau, acheta des cacahuètes qu’il se mit à manger voracement, comme s’il avait faim ; et tout à coup :

— Mais enfin, qu’est-ce qu’ils vous ont fait, les autres ?

— Prenez ce qu’on vous offre, répondis-je sèchement, et ne posez plus de questions.

Un peu de sang colora ses joues blettes. Il eut ce sourire piqué, par lequel il devait avoir l’habitude de répondre aux réprimandes du patron, et découvrit ainsi des dents saines et pointues, la seule grâce de cette ingrate figure.

Il épluchait des cacahuètes, sans plus rien dire. Il n’avait pas l’air ébloui. Évidemment, son imagination travaillait. J’étais tombé sur le seul être capable de ne voir que les très légers risques, dans cette prodigieuse aubaine. Je voulus à toute force l’éblouir :

— Vous avez une petite amie ? lui demandai-je à brûle-pourpoint. Vous pourriez l’épouser, vous vivriez comme de riches bourgeois.

Et comme il faisait un geste vague, et hochait sa triste tête, j’insistai :

— D’ailleurs vous pouvez épouser qui vous voulez. S’il existe autour de vous une femme qui vous paraisse inaccessible…

Il dressa l’oreille et pour la première fois, je vis luire dans ses yeux une jeune flamme :

— Je pourrais épouser Mlle Brugère !

— Qui est Mlle Brugère ?

— Non, je plaisantais ; une première chez Dermas, pensez donc ! une femme superbe. Elle ne me regarde même pas ; elle ne sait même pas que j’existe… Pensez donc !

Et comme je lui assurais qu’avec le vingtième de sa fortune, il pourrait épouser n’importe quelle « première » de Paris :

— Mlle Brugère ! répétait-il. (Puis avec un haussement d’épaules) Non ! pensez-vous…

Je souffrais de la poitrine. Je fis signe au garçon. Robert eut alors un geste étonnant :

— Non, Monsieur, laissez : je peux bien vous offrir ça. Je remis la monnaie dans ma poche avec satisfaction.

Nous nous levâmes. Les musiciens rangeaient leurs instruments. On avait éteint les guirlandes d’ampoules électriques. Robert n’avait plus à redouter d’être vu avec moi.

— Je vous raccompagne, dit-il.

Je lui demandai d’aller lentement, à cause de mon cœur. J’admirai qu’il ne fît rien pour hâter l’exécution de nos projets. Je lui dis que si je mourais cette nuit, il perdrait une fortune. Il eut une moue d’indifférence. En somme, je l’avais dérangé, ce garçon. Il était à peu près de ma taille. Aurait-il jamais l’air d’un monsieur ? Il semblait si étriqué, mon fils, mon héritier ! J’essayai de donner à nos propos un tour plus intime. Je lui assurai que je ne pensais pas sans remords à l’abandon où je les avais laissés, lui et sa mère. Il parut surpris ; il trouvait « très joli » que je leur eusse assuré une rente régulière. « Il y en avait beaucoup qui n’en auraient pas fait autant. » Il ajouta un mot horrible : « Du moment que vous n’étiez pas le premier… » Évidemment, il jugeait sans indulgence sa mère. Arrivé devant ma porte, il me dit soudain :

— Une supposition… je prendrais un métier qui m’obligerait à fréquenter la Bourse… ça expliquerait ma fortune…

— Gardez-vous en, lui dis-je. Vous perdriez tout.

Il regardait le trottoir d’un air préoccupé : « C’était à cause de l’impôt sur le revenu ; si l’inspecteur faisait une enquête… »

— Mais puisque c’est de l’argent liquide, une fortune anonyme, déposée dans des coffres que personne au monde n’a le droit d’ouvrir, sauf vous.

— Oui, bien sûr, mais tout de même…