Выбрать главу

Hélas ! je ne saurais pas me ruiner ! je n’arriverais jamais à perdre mon argent ! S’il était possible de l’enfouir dans ma fosse, de revenir à la terre, serrant dans mes bras cet or, ces billets, ces titres ? Si je pouvais faire mentir ceux qui prêchent que les biens de ce monde ne nous suivent pas dans la mort !

Il y a « les œuvres », — les bonnes œuvres sont des trappes qui engloutissent tout. Des dons anonymes que j’enverrais au bureau de bienfaisance, aux petites sœurs des pauvres. Ne pourrais-je enfin penser aux autres, penser à d’autres qu’à mes ennemis ? Mais l’horreur de la vieillesse, c’est d’être le total d’une vie, — un total dans lequel nous ne saurions changer aucun chiffre. J’ai mis soixante ans à composer ce vieillard mourant de haine. Je suis ce que je suis ; il faudrait devenir un autre. Ô Dieu, Dieu… si vous existiez !

Au crépuscule, une fille entra pour préparer mon lit ; elle ne ferma pas les volets. Je m’étendis dans l’ombre. Les bruits de la rue, la lumière des réverbères ne m’empêchaient pas de somnoler. Je reprenais brièvement conscience, comme en voyage lorsque le train s’arrête ; et de nouveau je m’assoupissais. Bien que je ne me sentisse pas plus malade, il me semblait que je n’avais qu’à demeurer ainsi et à attendre patiemment que ce sommeil devînt éternel.

Il me restait encore à prendre des dispositions pour que la rente promise fût versée à Robert et je voulais aussi passer à la poste restante, puisque personne, maintenant, ne me rendrait ce service. Depuis trois jours, je n’avais pas lu mon courrier. Cette attente de la lettre inconnue et qui survit à tout, quel signe que l’espérance est indéracinable et qu’il reste toujours en nous de ce chiendent !

Ce fut ce souci du courrier qui me donna la force de me lever, le lendemain, vers midi, et de me rendre au bureau de poste. Il pleuvait, j’étais sans parapluie, je longeais les murs. Mes allures éveillaient la curiosité, on se retournait. J’avais envie de crier aux gens : « Qu’ai-je donc d’extraordinaire ? Me prenez-vous pour un dément ? Il ne faut pas le dire : les enfants en profiteraient. Ne me regardez pas ainsi : je suis comme tout le monde, — sauf que mes enfants me haïssent et que je dois me défendre contre eux. Mais ce n’est pas là être fou. Parfois je suis sous l’influence de toutes les drogues que l’angine de poitrine m’oblige à prendre. Eh bien, oui, je parle seul parce que je suis toujours seul. Le dialogue est nécessaire à l’être humain. Qu’y a-t-il d’extraordinaire dans les gestes et dans les paroles d’un homme seul ? »

Le paquet que l’on me remit contenait des imprimés, quelques lettres de banque, et trois télégrammes. Il s’agissait sans doute d’un ordre de bourse qui n’avait pu être exécuté. J’attendis d’être assis dans un bistro pour les ouvrir. À de longues tables, des maçons, des espèces de pierrots de tout âge, mangeaient lentement leurs portions congrues et buvaient leur litre sans presque causer. Ils avaient travaillé, depuis le matin, sous la pluie. Ils allaient recommencer à une heure et demie. C’était la fin de juillet. Le monde emplissait les gares… Auraient-ils rien compris à mon tourment ? Sans doute ! et comment un vieil avocat l’eût-il ignoré ? Dès la première affaire que j’avais plaidée, il s’agissait d’enfants qui se disputaient, pour ne pas avoir à nourrir leur père. Le malheureux changeait tous les trois mois de foyer, partout maudit, et il était d’accord avec ses fils pour appeler à grands cris la mort qui les délivrerait de lui. Dans combien de métairies avais-je assisté à ce drame du vieux qui, pendant longtemps, refuse de lâcher son bien, puis se laisse enjôler, jusqu’à ce que ses enfants le fassent mourir de travail et de faim ! Oui, il devait connaître ça, le maigre maçon noueux qui, à deux pas de moi, écrasait lentement du pain entre ses gencives nues.

Aujourd’hui, un vieillard bien mis n’étonne personne dans les bistros. Je déchiquetais un morceau de lapin blanchâtre et m’amusais des gouttes de pluie qui se rejoignaient sur la vitre ; je déchiffrais à l’envers le nom du propriétaire. En cherchant mon mouchoir, ma main sentit le paquet de lettres. Je mis mes lunettes, et ouvris au hasard un télégramme : « Obsèques de mère demain, 23 juillet, neuf heures, église Saint-Louis. » Il était daté du matin même. Les deux autres, expédiés l’avant-veille, avaient dû se suivre à quelques heures d’intervalle. L’un disait : « Mère au plus mal, reviens. » L’autre : « Mère décédée… » Les trois étaient signés d’Hubert.

Je froissai les télégrammes et continuai de manger, l’esprit préoccupé parce qu’il faudrait trouver la force de prendre le train du soir. Pendant plusieurs minutes, je ne pensai qu’à cela ; puis un autre sentiment se fit jour en moi : la stupeur de survivre à Isa. Il était entendu que j’allais mourir. Que je dusse partir le premier, cela ne faisait question ni pour moi, ni pour personne. Projets, ruses, complots, n’avaient d’autre objectif que les jours qui suivraient ma mort toute proche. Pas plus que ma famille, je ne nourrissais à ce sujet le moindre doute. Il y avait un aspect de ma femme, que je n’avais jamais perdu de vue : c’était ma veuve, celle qui serait gênée par ses crêpes pour ouvrir le coffre. Une perturbation dans les astres ne m’eût pas causé plus de surprise que cette mort, plus de malaise. En dépit de moi-même, l’homme d’affaires en moi commençait à examiner la situation et le parti à en tirer contre mes ennemis. Tels étaient mes sentiments jusqu’à l’heure où le train s’ébranla.

Alors, mon imagination entra en jeu. Pour la première fois, je vis Isa telle qu’elle avait dû être sur son lit, la veille et l’avant-veille. Je recomposai le décor, sa chambre de Calèse (j’ignorais qu’elle était morte à Bordeaux). Je murmurai : « la mise en bière… » et cédai à un lâche soulagement. Quelle aurait été mon attitude ? Qu’aurais-je manifesté sous le regard attentif et hostile des enfants ? La question se trouvait résolue. Pour le reste, le lit où je serais obligé de me coucher en arrivant, supprimerait toute difficulté. Car il ne fallait pas penser que je pusse assister aux obsèques : à l’instant, je venais de m’efforcer en vain d’atteindre les lavabos. Cette impuissance ne m’effrayait pas : Isa morte, je ne m’attendais plus à mourir ; mon tour était passé. Mais j’avais peur d’une crise, d’autant plus que j’occupais seul mon compartiment. On m’attendrait à la gare (j’avais télégraphié), Hubert, sans doute…

Non, ce n’était pas lui. Quel soulagement, lorsque m’apparut la grosse figure d’Alfred, décomposée par l’insomnie ! Il sembla effrayé quand il me vit. Je dus prendre son bras et ne pus monter seul dans l’auto. Nous roulions dans le triste Bordeaux d’un matin pluvieux, à travers un quartier d’abattoirs et d’écoles. Je n’avais pas besoin de parler : Alfred entrait dans les moindres détails, décrivait l’endroit précis du jardin public où Isa s’était affaissée : un peu avant d’arriver aux serres, devant le massif de palmiers, la pharmacie où on l’avait transportée, la difficulté de hisser ce corps pesant jusqu’à sa chambre, au premier étage ; la saignée, la ponction… Elle avait gardé sa connaissance toute la nuit, malgré l’hémorragie cérébrale. Elle m’avait demandé par signes, avec insistance, et puis elle s’était endormie au moment où un prêtre apportait les saintes huiles. « Mais elle avait communié la veille… »

Alfred voulait me laisser devant la maison, déjà drapée de noir, et continuer sa route, sous prétexte qu’il avait à peine le temps de s’habiller pour la cérémonie. Mais il dut se résigner à me faire descendre de l’auto. Il m’aida à monter les premières marches. Je ne reconnus pas le vestibule. Entre des murs de ténèbres, des brasiers de cierges brûlaient autour d’un monceau de fleurs. Je clignai des yeux. Le dépaysement que j’éprouvai ressemblait à celui de certains rêves. Deux religieuses immobiles avaient dû être fournies avec le reste. De cet agglomérat d’étoffes, de fleurs et de lumières, l’escalier habituel, avec son tapis usé, montait vers la vie de tous les jours.