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— J’oubliais de vous avertir qu’une rente mensuelle de quinze cents francs doit être versée à mon fils Robert, je le lui ai promis. Tu m’en feras souvenir quand nous signerons l’acte.

Hubert rougit. Il n’attendait pas cette flèche. Mais Geneviève n’y vit pas de malice. L’œil rond, elle fit un rapide calcul et dit :

— Dix-huit mille francs par an… Ne trouves-tu pas que c’est beaucoup ?

XVIII

La prairie est plus claire que le ciel. La terre, gorgée d’eau, fume, et les ornières, pleines de pluie, reflètent un azur trouble. Tout m’intéresse comme au jour où Calèse m’appartenait. Rien n’est plus à moi et je ne sens pas ma pauvreté. Le bruit de la pluie, la nuit, sur la vendange pourrissante, ne me donne pas moins de tristesse que lorsque j’étais le maître de cette récolte menacée. Ce que j’ai pris pour un signe d’attachement à la propriété, n’est que l’instinct charnel du paysan, fils de paysans, né de ceux qui depuis des siècles interrogent l’horizon avec angoisse. La rente que je dois toucher, chaque mois, s’accumulera chez le notaire : je n’ai jamais eu besoin de rien. J’ai été prisonnier pendant toute ma vie d’une passion qui ne me possédait pas. Comme un chien aboie à la lune, j’ai été fasciné par un reflet. Se réveiller à soixante-huit ans ! Renaître au moment de mourir ! Qu’il me soit donné quelques années encore, quelques mois, quelques semaines…

L’infirmière est repartie, je me sens beaucoup mieux. Amélie et Ernest, qui servaient Isa, restent auprès de moi ; ils savent faire les piqûres ; tout est là sous ma main : ampoules de morphine, de nitrite. Les enfants affairés ne quittent guère la ville et n’apparaissent plus que lorsqu’ils ont besoin d’un renseignement, au sujet d’une évaluation… Tout se passe sans trop de disputes : la terreur d’être « désavantagés » leur a fait choisir ce parti comique de partager les services complets de linge damassé et de verrerie. Ils couperaient en deux une tapisserie plutôt que d’en laisser le bénéfice à un seul. Ils aiment mieux que tout soit dépareillé mais qu’aucun lot ne l’emporte sur l’autre. C’est ce qu’ils appellent : avoir la passion de la justice. Ils auront passé leur vie à déguiser, sous de beaux noms, les sentiments les plus vils… Non, je dois effacer cela. Qui sait s’ils ne sont pas prisonniers, comme je l’ai été moi-même, d’une passion qui ne tient pas à cette part de leur être la plus profonde ?

Que pensent-ils de moi ? Que j’ai été battu sans doute, que j’ai cédé. « Ils m’ont eu. » Pourtant, à chaque visite, ils me témoignent beaucoup de respect et de gratitude. Tout de même, je les étonne. Hubert surtout m’observe : il se méfie, il n’est pas sûr que je sois désarmé. Rassure-toi, mon pauvre garçon. Je n’étais déjà plus très redoutable, le jour où je suis revenu, convalescent, à Calèse. Mais maintenant…

Les ormes des routes et les peupliers des prairies dessinent de larges plans superposés, et entre leurs lignes sombre, la brume s’accumule, — la brume et la fumée des feux d’herbes, et cette haleine immense de la terre qui a bu. Car nous nous réveillons en plein automne et les grappes, où un peu de pluie demeure prise et brille, ne retrouveront plus ce dont les a frustrées l’août pluvieux. Mais pour nous, peut-être n’est-il jamais trop tard. J’ai besoin de me répéter qu’il n’est jamais trop tard.

Ce n’est pas par dévotion que le lendemain de mon retour ici, je pénétrai dans la chambre d’Isa. Le désœuvrement, cette disponibilité totale dont je ne sais si je jouis ou si je souffre à la campagne, cela seul m’incita à pousser la porte entrebâillée, la première après l’escalier, à gauche. Non seulement la fenêtre était largement ouverte, mais l’armoire, la commode l’étaient aussi. Les domestiques avaient fait place nette, et le soleil dévorait, jusque dans les moindres encoignures, les restes impalpables d’une destinée finie. L’après-midi de septembre bourdonnait de mouches réveillées. Les tilleuls épais et ronds ressemblaient à des fruits touchés. L’azur, foncé au zénith, pâlissait contre les collines endormies. Un éclat de rire jaillissait d’une fille que je ne voyais pas ; des chapeaux de soleil bougeaient au ras des vignes : les vendanges étaient commencées.

Mais la vie merveilleuse s’était retirée de la chambre d’Isa ; et au bas de l’armoire, une paire de gants, une ombrelle avaient l’air mort. Je regardais la vieille cheminée de pierre qui porte, sculptés sur son tympan, un râteau, une pelle, une faucille et une gerbe de blé. Ces cheminées d’autrefois, où peuvent flamber des troncs énormes, sont fermées, pendant l’été, par de vastes écrans de toile peinte. Celui-ci représentait un couple de bœufs au labour qu’un jour de colère, étant petit garçon, j’avais criblé de coups de canif. Il n’était qu’appuyé contre la cheminée. Comme j’essayais de le remettre à sa place, il tomba et découvrit le carré noir du foyer plein de cendre. Je me souvins alors de ce que m’avaient rapporté les enfants sur cette dernière journée d’Isa à Calèse : « Elle brûlait des papiers, nous avons cru qu’il y avait le feu… » Je compris, à ce moment-là, qu’elle avait senti la mort approcher. On ne peut penser à la fois à sa propre mort et à celle des autres : possédé par l’idée fixe de ma fin prochaine, comment me fussé-je inquiété de la tension d’Isa ? « Ce n’est rien, c’est l’âge », répétaient les stupides enfants. Mais elle, le jour où elle fit ce grand feu, savait que son heure était proche. Elle avait voulu disparaître tout entière ; elle avait effacé ses moindres traces. Je regardais, dans l’âtre, ces flocons gris que le vent agitait un peu. Les pincettes, qui lui avaient servi, étaient encore là, entre la cheminée et le mur. Je m’en saisis, et fourrageai dans ce tas de poussière, dans ce néant.

Je le fouillai, comme s’il eût recelé le secret de ma vie, de nos deux vies. À mesure que les pincettes y pénétraient, la cendre devenait plus dense. Je ramenai quelques fragments de papier qu’avait dû protéger l’épaisseur des liasses, mais je ne sauvai que des mots, que des phrases interrompues, au sens impénétrable. Tout était de la même écriture que je ne reconnaissais pas. Mes mains tremblaient, s’acharnaient. Sur un morceau minuscule, souillé de suie je pus lire ce mot : PAX, au-dessous d’une petite croix, une date : 23 février 1913, et : « ma chère fille… » Sur d’autres fragments, je m’appliquai à reconstituer les caractères tracés au bord de la page brûlée, mais je n’obtins que ceci : « Vous n’êtes pas responsable de la haine que vous inspire cet enfant, vous ne seriez coupable que si vous y cédiez. Mais au contraire, vous vous efforcez… » Après beaucoup d’efforts je pus lire encore : « … juger témérairement les morts… l’affection qu’il porte à Luc ne prouve pas… » La suie recouvrait le reste, sauf une phrase : « Pardonnez sans savoir ce que vous avez à pardonner. Offrez pour lui votre… »

J’aurais le temps de réfléchir plus tard : je ne pensais à rien qu’à trouver mieux. Je fouillai, le buste incliné, dans une position mauvaise qui m’empêchait de respirer. Un instant, la découverte d’un carnet de molesquine, et qui paraissait intact, me bouleversa ; mais aucune des feuilles n’en avait été épargnée. Au verso de la couverture, je déchiffrai seulement ces quelques mots de la main d’Isa : BOUQUET SPIRITUEL. Et au-dessous : « Je ne m’appelle pas Celui qui damne, mon nom est Jésus. » (Le Christ à saint François de Sales.)

D’autres citations suivaient, mais illisibles. En vain demeurai-je longtemps penché sur cette poussière, je n’en obtins plus rien. Je me relevai et regardai mes mains noires. Je vis, dans la glace, mon front balafré de cendre. Un désir de marcher me prit comme dans ma jeunesse ; je descendis trop vite l’escalier, oubliant mon cœur.