Elle n’en prenait pas moins ses informations, ayant des intelligences dans les principales banques. Je triomphai, le jour où elle dut reconnaître que la maison Fondaudège, malgré quelques embarras passagers, jouissait du plus grand crédit. « Ils gagnent un argent fou, mais ils mènent trop grand train, disait maman. Tout passe dans les écuries, dans la livrée. Ils préfèrent jeter de la poudre aux yeux, plutôt que de mettre de côté… »
Les renseignements des banques achevèrent de me rassurer sur mon bonheur. Je tenais la preuve de votre désintéressement : les tiens me souriaient parce que je leur plaisais ; il me semblait, soudain, naturel de plaire à tout le monde. Ils me laissaient seul avec toi, le soir, dans les allées du Casino. Qu’il est étrange, dans ces commencements de la vie où un peu de bonheur nous est départi, qu’aucune voix ne vous avertisse : « Aussi vieux que tu vives, tu n’auras pas d’autre joie au monde que ces quelques heures. Savoure-les jusqu’à la lie, parce qu’après cela, il ne reste rien pour toi. Cette première source rencontrée est aussi la dernière. Étanche ta soif, une fois pour toutes : tu ne boiras plus. »
Mais je me persuadais au contraire que c’était le commencement d’une longue vie passionnée, et je n’étais pas assez attentif à ces soirs où nous demeurions, immobiles, sous les feuillages endormis.
Il y eut pourtant des signes, mais que j’interprétais mal. Te rappelles-tu cette nuit, sur un banc (dans l’allée en lacets qui montait derrière les Thermes) ? Soudain, sans cause apparente, tu éclatas en sanglots. Je me rappelle l’odeur de tes joues mouillées, l’odeur de ce chagrin inconnu. Je croyais aux larmes de l’amour heureux. Ma jeunesse ne savait pas interpréter ces râles, ces suffocations. Il est vrai que tu me disais : « Ce n’est rien, c’est d’être auprès de vous… »
Tu ne mentais pas, menteuse. C’était bien parce que tu te trouvais auprès de moi que tu pleurais, — auprès de moi et non d’un autre, et non près de celui dont tu devais enfin me livrer le nom quelques mois plus tard, dans cette chambre où j’écris, où je suis un vieillard près de mourir, au milieu d’une famille aux aguets, qui attend le moment de la curée.
Et moi, sur ce banc, dans les lacets de Superbagnères, j’appuyais ma figure entre ton épaule et ton cou, je respirais cette petite fille en larmes. L’humide et tiède nuit pyrénéenne, qui sentait les herbages mouillés et la menthe, avait pris aussi de ton odeur. Sur la place des Thermes, que nous dominions, les feuilles des tilleuls, autour du kiosque à musique, étaient éclairées par les réverbères. Un vieil Anglais de l’hôtel attrapait, avec un long filet, les papillons de nuit qu’ils attiraient. Tu me disais : « Prêtez-moi votre mouchoir… » Je t’essuyai les yeux et cachai ce mouchoir entre ma chemise et ma poitrine.
C’est assez dire que j’étais devenu un autre. Mon visage même, une lumière l’avait touché. Je le comprenais aux regards des femmes. Aucun soupçon ne me vint, après ce soir de larmes. D’ailleurs, pour un soir comme celui-là, combien y en eut-il où tu n’étais que joie, où tu t’appuyais à moi, où tu t’attachais à mon bras ! Je marchais trop vite et tu t’essoufflais à me suivre. J’étais un fiancé chaste. Tu intéressais une part intacte de moi-même. Pas une fois je n’eus la tentation d’abuser de la confiance des tiens dont j’étais à mille lieues de croire qu’elle pût être calculée.
Oui, j’étais un autre homme, au point qu’un jour — après quarante années, j’ose enfin te faire cet aveu dont tu n’auras plus le goût de triompher, quand tu liras cette lettre — un jour, sur la route de la vallée du Lys, nous étions descendus de la victoria. Les eaux ruisselaient ; j’écrasais du fenouil entre mes doigts ; au bas des montagnes, la nuit s’accumulait, mais, sur les sommets, subsistaient des camps de lumière… J’eus soudain la sensation aiguë, la certitude presque physique qu’il existait un autre monde, une réalité dont nous ne connaissions que l’ombre…
Ce ne fut qu’un instant, — et qui, au long de ma triste vie, se renouvela à de très rares intervalles. Mais sa singularité même lui donne à mes yeux une valeur accrue. Et c’est pourquoi, plus tard, dans le long débat religieux qui nous a déchirés, il me fallut écarter un tel souvenir… Je t’en devais l’aveu… Mais il n’est pas temps encore d’aborder ce sujet.
Inutile de rappeler nos fiançailles. Un soir, elles furent conclues ; et cela se fit sans que je l’eusse voulu. Tu interprétas, je crois, une parole que j’avais dite dans un tout autre sens que celui que j’y avais voulu mettre : je me trouvais lié à toi et n’en revenais pas moi-même. Inutile de rappeler tout cela. Mais il y a une horreur sur laquelle je me condamne à arrêter ma pensée.
Tu m’avais tout de suite averti d’une de tes exigences. « Dans l’intérêt de la bonne entente », tu te refusais à faire ménage commun avec ma mère et même à habiter la même maison. Tes parents et toi-même, vous étiez décidés à ne pas transiger là-dessus.
Comme après tant d’années elle demeure présente à ma mémoire, cette chambre étouffante de l’hôtel, cette fenêtre ouverte sur les allées d’Étigny ! La poussière d’or, les claquements de fouet, les grelots, un air de tyrolienne montaient à travers les jalousies fermées. Ma mère, qui avait la migraine, était étendue sur le sofa, vêtue d’une jupe et d’une camisole (elle n’avait jamais su ce qu’était un déshabillé, un peignoir, une robe de chambre). Je profitai de ce qu’elle me disait qu’elle nous laisserait les salons du rez-de-chaussée et qu’elle se contenterait d’une chambre au troisième :
« Écoute, maman. Isa pense qu’il vaudrait mieux… » À mesure que je parlais, je regardais à la dérobée cette vieille figure, puis je détournais les yeux. De ses doigts déformés, maman froissait le feston de la camisole. Si elle s’était débattue, j’aurais trouvé à quoi me prendre, mais son silence ne donnait aucune aide à ma colère.
Elle feignait de n’être pas atteinte et de n’être même pas surprise. Elle parla enfin, cherchant des mots qui pussent me faire croire qu’elle s’était attendue à notre séparation.
« J’habiterai presque toute l’année Aurigne, disait-elle, c’est la plus habitable de nos métairies, et je vous laisserai Calèse. Je ferai construire un pavillon à Aurigne : il me suffit de trois pièces. C’est ennuyeux de faire cette dépense alors que, l’année prochaine, je serai peut-être morte. Mais tu pourras t’en servir plus tard, pour la chasse à la palombe. Ce serait commode d’habiter là, en octobre. Tu n’aimes pas la chasse, mais tu peux avoir des enfants qui en aient le goût. »
Aussi loin qu’allât mon ingratitude, impossible d’atteindre l’extrémité de cet amour. Délogé de ses positions, il se reformait ailleurs. Il s’organisait avec ce que je lui laissais, il s’en arrangeait. Mais, le soir, tu me demandas :
« Qu’a donc votre mère ? »
Elle reprit dès le lendemain son aspect habituel. Ton père arriva de Bordeaux avec sa fille aînée et son gendre. On avait dû les tenir au courant. Ils me toisaient. Je croyais les entendre s’interroger les uns les autres : « Le trouves-tu “sortable” ?… La mère n’est pas possible… » Je n’oublierai jamais l’étonnement que me causa ta sœur, Marie-Louise, que vous appeliez Marinette, ton aînée d’un an et qui avait l’air d’être ta cadette, gracile, avec ce long cou, ce trop lourd chignon, ces yeux d’enfant. Le vieillard à qui ton père l’avait livrée, le baron Philipot, me fit horreur. Mais depuis qu’il est mort, j’ai souvent pensé à ce sexagénaire comme à l’un des hommes les plus malheureux que j’aie jamais connus. Quel martyre cet imbécile a-t-il subi, pour que sa jeune femme oubliât qu’il était un vieillard ! Un corset le serrait à l’étouffer. Le col empesé, haut et large, escamotait les bajoues et les fanons. La teinture luisante des moustaches et des favoris faisait ressortir les ravages de la chair violette. Il écoutait à peine ce qu’on lui disait, cherchant toujours une glace ; et quand il l’avait trouvée, rappelle-toi nos rires, si nous surprenions le coup d’œil que le malheureux donnait à son image, ce perpétuel examen qu’il s’imposait. Son râtelier lui défendait de sourire. Ses lèvres étaient scellées par une volonté jamais défaillante. Nous avions remarqué aussi ce geste, lorsqu’il se coiffait de son cronstadt, pour ne pas déranger l’extraordinaire mèche qui, partie de la nuque, s’éparpillait sur le crâne comme le delta d’un maigre fleuve.