Ton père, qui était son contemporain, en dépit de la barbe blanche, de la calvitie, du ventre, plaisait encore aux femmes et, même dans les affaires, s’entendait à charmer. Ma mère seule lui résista. Le coup que je venais de lui porter l’avait peut-être durcie. Elle discutait chaque article du contrat comme elle eût fait pour une vente ou pour un bail. Je feignais de m’indigner de ses exigences et la désavouais, — secrètement heureux de savoir mes intérêts en bonnes mains. Si aujourd’hui ma fortune est nettement séparée de la tienne, si vous avez si peu de prise sur moi, je le dois à ma mère qui exigea le régime dotal le plus rigoureux, comme si j’eusse été une fille résolue à épouser un débauché.
Du moment que les Fondaudège ne rompaient pas devant ces exigences, je pouvais dormir tranquille : ils tenaient à moi, croyais-je, parce que tu tenais à moi.
Maman ne voulait pas entendre parler d’une rente ; elle exigeait que ta dot fût versée en espèces : « Ils me donnent en exemple le baron Philipot, disait-elle, qui a pris l’aînée sans un sou… Je le pense bien ! Pour avoir livré cette pauvre petite à ce vieux, il fallait qu’ils eussent quelque avantage ! Mais nous, c’est une autre affaire : ils croyaient que je serais éblouie par leur alliance : ils ne me connaissent pas… »
Nous affections, nous, les « tourtereaux », de nous désintéresser du débat. J’imagine que tu avais autant de confiance dans le génie de ton père que moi dans celui de ma mère. Et après tout, peut-être ne savions-nous, ni l’un ni l’autre, à quel point nous aimions l’argent…
Non, je suis injuste. Tu ne l’as jamais aimé qu’à cause des enfants. Tu m’assassinerais, peut-être, afin de les enrichir, mais tu t’enlèverais pour eux le pain de la bouche.
Alors que moi… j’aime l’argent, je l’avoue, il me rassure. Tant que je demeurerai le maître de la fortune, vous ne pouvez rien contre moi. « Il en faut si peu à notre âge », me répètes-tu. Quelle erreur ! Un vieillard n’existe que par ce qu’il possède. Dès qu’il n’a plus rien, on le jette au rebut. Nous n’avons pas le choix entre la maison de retraite, l’asile, et la fortune. Les histoires de paysans qui laissent mourir leurs vieux de faim après qu’ils les ont dépouillés, que de fois en ai-je surpris l’équivalent, avec un peu plus de formes et de manières, dans les familles bourgeoises ! Eh bien ! oui, j’ai peur de m’appauvrir. Il me semble que je n’accumulerai jamais assez d’or. Il vous attire, mais il me protège.
L’heure de l’angélus est passée et je ne l’ai pas entendu… mais il n’a pas sonné : c’est aujourd’hui le Vendredi-Saint. Les hommes de la famille vont arriver, ce soir, en auto ; je descendrai dîner. Je veux les voir tous réunis : je me sens plus fort contre tous que dans les conversations particulières. Et puis, je tiens à manger ma côtelette, en ce jour de pénitence, non par bravade, mais pour vous signifier que j’ai gardé ma volonté intacte et que je ne céderai sur aucun point.
Toutes les positions que j’occupe depuis quarante-cinq ans, et dont tu n’as pu me déloger, tomberaient une à une si je faisais une seule concession. En face de cette famille nourrie de haricots et de sardines à l’huile, ma côtelette du Vendredi-Saint sera le signe qu’il ne reste aucune espérance de me dépouiller vivant.
IV
Je ne m’étais pas trompé. Ma présence au milieu de vous, hier soir, dérangeait vos plans. La table des enfants était seule joyeuse parce que, le soir du Vendredi-Saint, ils dînent avec du chocolat et des tartines beurrées. Je ne les distingue pas entre eux : ma petite-fille Janine a déjà un enfant qui marche… J’ai donné à tous le spectacle d’un excellent appétit. Tu as fait allusion à ma santé et à mon grand âge pour excuser la côtelette aux yeux des enfants. Ce qui m’a paru assez terrible, c’est l’optimisme d’Hubert. Il se dit assuré que la Bourse remontera avant peu comme un homme pour qui c’est une question de vie ou de mort. Il est tout de même mon fils. Ce quadragénaire est mon fils, je le sais, mais je ne le sens pas. Impossible de regarder cette vérité en face. Si ses affaires tournaient mal pourtant ! Un agent de change, qui donne de tels dividendes, joue et risque gros… Le jour où l’honneur de la famille serait en jeu… L’honneur de la famille ! Voilà une idole à laquelle je ne sacrifierai pas. Que ma décision soit bien prise d’avance. Il faudrait tenir le coup, ne pas s’attendrir. D’autant qu’il restera toujours le vieil oncle Fondaudège qui marcherait, lui, si je ne marchais pas… mais je divague, je bats la campagne… ou plutôt, je me dérobe au rappel de cette nuit où tu as détruit, à ton insu, notre bonheur.
Il est étrange de penser que tu n’en as peut-être pas gardé le souvenir. Ces quelques heures de tièdes ténèbres, dans cette chambre, ont décidé de nos deux destins. Chaque parole que tu disais les séparait un peu plus, et tu ne t’es aperçue de rien. Ta mémoire qu’encombrent mille souvenirs futiles, n’a rien retenu de ce désastre. Songe que pour toi, qui fais profession de croire à la vie éternelle, c’est mon éternité même que tu as engagée et compromise, cette nuit-là. Car notre premier amour m’avait rendu sensible à l’atmosphère de foi et d’adoration qui baignait ta vie. Je t’aimais et j’aimais les éléments spirituels de ton être. Je m’attendrissais quand tu t’agenouillais, dans ta longue chemise d’écolière…
Nous habitions cette chambre où j’écris ces lignes. Pourquoi étions-nous venus au retour de notre voyage de noces, à Calèse, chez ma mère ? (Je n’avais pas accepté qu’elle nous donnât Calèse, qui était son œuvre et qu’elle chérissait.) Je me suis rappelé, depuis, pour en nourrir ma rancune, des circonstances qui d’abord m’avaient échappé ou dont j’avais détourné les yeux. Et d’abord, ta famille avait tiré prétexte de la mort d’un oncle à la mode de Bretagne pour supprimer les fêtes nuptiales. Il était évident qu’elle avait honte d’une alliance aussi médiocre. Le baron Philipot racontait partout qu’à Bagnères-de-Luchon, sa petite belle-sœur s’était « toquée » d’un jeune homme d’ailleurs charmant, plein d’avenir et fort riche, mais d’une origine obscure. « Enfin, disait-il, ce n’est pas une famille. » Il parlait de moi comme si j’avais été un enfant naturel. Mais à tout prendre, il trouvait intéressant que je n’eusse pas de famille dont on pût rougir. Ma vieille mère était, en somme, présentable et semblait vouloir se tenir à sa place. Enfin tu étais, à l’entendre, une petite fille gâtée qui faisait de ses parents ce qu’elle voulait ; et ma fortune s’annonçait assez belle pour que les Fondaudège pussent consentir à ce mariage et fermer les yeux sur le reste.