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— Hiérodule veut dire “saint esclave”. Comment les hiérodules pourraient-ils être saints, si nous ne servions pas l’Incréé ? C’est lui notre maître, et lui seulement », roucoula Famulimus.

Barbatus ajouta : « Vous avez commandé des armées, Sévérian, vous êtes un roi et un héros, ou du moins en étiez-vous un jusqu’au moment où vous avez quitté votre monde. Il est aussi possible que vous régniez à nouveau, au cas où vous échoueriez. Vous devriez savoir qu’un soldat ne sert pas son officier, ou du moins, qu’il ne le devrait pas. Un soldat sert sa tribu, et reçoit les instructions de son officier. »

J’acquiesçai. « Les hiérogrammates sont donc vos officiers. Je comprends. Je possède les souvenirs de mon prédécesseur, comme vous ne vous en êtes peut-être pas encore rendu compte ; et je sais donc qu’il a été jugé et qu’il a échoué. Et il m’a toujours semblé que ce qui lui avait été fait – le renvoyer dépouillé de sa virilité, pour voir l’état de Teur ne cesser d’empirer, pour prendre la responsabilité de tout alors qu’il savait avoir échoué dans la seule tentative qui aurait pu tout redresser – était d’une grande cruauté. »

L’expression de Famulimus était presque toujours sérieuse ; elle l’était maintenant plus que jamais. « Ses souvenirs, Sévérian ? Ne possédez-vous rien de plus que ses souvenirs ? »

Pour la première fois depuis bien des années, je sentis le rouge me monter aux joues. « J’ai menti, dis-je. Je suis lui, de même que je suis Thécle. Vous trois avez été mes amis lorsque j’en avais si peu, et je ne devrais pas vous mentir, bien que je sois souvent obligé de me mentir à moi-même.

— Alors, roucoula Famulimus, vous devriez savoir que tous sont châtiés de même. Et plus on est près du succès, pire est la douleur. C’est une loi que nous ne pouvons pas changer. »

À l’extérieur, dans la coursive, quelqu’un cria, pas très loin. Je voulus aller vers la porte, mais le cri s’acheva sur le gargouillis qui indique que le sang vient de remplir la gorge.

« Attendez, Sévérian ! » fit sèchement Barbatus, tandis que Ossipago se déplaçait pour m’interdire le passage.

Avec précipitation, Famulimus reprit : « Je n’ai plus qu’une chose à ajouter : Tzadkiel est juste et bon. Bien que vous puissiez beaucoup souffrir, ne l’oubliez pas. »

Je me tournai vers elle ; je ne pus m’en empêcher. « Je me souviens de ceci : jamais le vieil autarque n’a vu son juge ! Il ne s’est pas souvenu du nom, parce qu’il s’est efforcé de l’oublier. Mais nous nous souvenons de tout, maintenant, et c’était bien Tzadkiel. Quelqu’un de meilleur que Sévérian, de plus juste que Thécle. Quelles sont les chances de Teur, aujourd’hui ? »

Je ne savais pas à qui appartenait la main – à Thécle, peut-être, ou à l’une des silhouettes estompées, derrière le vieil autarque –, mais cette main se posa sur mon pistolet ; j’ignore également sur qui elle avait l’intention de faire feu, moi-même, peut-être. Mais elle ne quitta jamais l’étui car Ossipago me saisit par-derrière, d’une poigne de fer.

« C’est Tzadkiel qui décidera, répondit Famulimus. Les chances de Teur tiennent à vous. »

Je ne sais comment, Ossipago ouvrit la porte sans relâcher son étreinte (ou alors la porte obéit à quelque commandement que je n’avais pas entendu). Il me fit tourner sur moi-même et me précipita dans la coursive.

CHAPITRE VI

Une mort et des ténèbres

C’était le steward. Il gisait dans la coursive, le visage tourné vers le sol, les semelles usées de ses bottes soigneusement cirées à moins de trois coudées de ma porte. On lui avait presque complètement tranché la gorge. Un couteau à cran d’arrêt, encore en position fermée, se trouvait à côté de sa main droite.

Pendant dix ans, j’avais porté sur moi la griffe noire que j’avais retirée de mon bras, au bord de l’océan. Quand je m’étais élevé à l’autarchie, j’avais souvent essayé de m’en servir, mais toujours sans résultat. Au cours des huit dernières années, c’est à peine si je m’étais souvenu de sa présence. Je la sortis du petit sac de peau que Dorcas avait cousu pour moi, à Thrax, et j’en touchai le front du steward, m’efforçant de faire pour lui ce que j’avais fait pour la fillette dans le taudis, pour l’homme-singe à côté des chutes et pour le uhlan mort.

Bien que n’en ayant guère envie, je vais essayer de décrire ce qui s’est alors passé. Une fois, alors que j’étais prisonnier de Vodalus, j’ai été mordu par une chauve-souris suceuse de sang. La morsure n’était que très peu douloureuse mais je fus pris d’une sensation de lassitude qui devenait de plus en plus agréable à chaque instant. Lorsque, bougeant une jambe, je dérangeai la chauve-souris de son festin, le vent de ses ailes sombres me parut être l’exhalaison même de la mort. Ce n’avait été là que l’ombre, l’avant-goût de ce que j’éprouvai dans la coursive. J’étais au centre de l’univers, comme nous le sommes toujours pour nous-même ; et l’univers partait en lambeaux, comme les haillons pourris d’un client, pour s’effondrer dans le néant en une poussière grise et douce.

Pendant un long moment je restai dans l’obscurité, tremblant. Peut-être étais-je conscient, mais certainement sans en avoir conscience, ni de rien d’autre qu’un rougeoiement de douleur et une grande faiblesse comme ce que doivent éprouver les agonisants. À la fin, j’aperçus une étincelle de lumière ; il me vint à l’esprit que j’étais devenu aveugle. Et cependant il y avait un espoir, puisque je voyais ce point de lumière, si faible fût-il. Je m’assis, bien que secoué et affaibli au point d’en éprouver une terrible angoisse.

L’éclat de lumière réapparut, infinitésimal, plus minuscule que le reflet que le soleil fait naître sur la pointe d’une aiguille. Il gisait dans ma main, mais s’éteignit avant que je m’en rendisse compte, bien avant d’avoir pu faire bouger mes doigts raidis et découvrir qu’ils étaient gluants de sang.

La griffe, cette épine dure, noire et affilée qui m’avait écorché tant d’années auparavant, m’avait de nouveau fait saigner. Sans doute avais-je serré le poing. Je l’avais enfoncée dans la deuxième phalange de mon index, et elle l’avait transpercée de part en part, comme un hameçon. Je l’arrachai, à peine conscient de la douleur, et la replaçai dans le sac, encore humide de mon sang.

À cet instant-là, je fus de nouveau sûr d’être aveugle. La surface lisse sur laquelle j’étais allongé pouvait très bien être le sol de la coursive ; la paroi à panneaux que ma main découvrit à tâtons une fois que je me fus remis sur mes pieds pouvait très bien être celle de cette coursive. Mais elle se trouvait bien éclairée. Qui m’aurait transporté ailleurs, dans cet endroit obscur, faisant de mon corps un lit de supplices ? J’entendis le gémissement d’une voix humaine. C’était la mienne, et je serrai les mâchoires pour la réduire au silence.

Dans ma jeunesse, lorsque j’avais fait le voyage de Nessus à Thrax avec Dorcas, puis celui de Thrax à Orithyia seul la plupart du temps, j’avais avec moi de l’acier et du silex pour allumer du feu. Mais aujourd’hui, je n’avais rien sur moi. Je me creusai la tête et fouillai mes poches à la recherche d’un moyen de faire du feu, mais, en dehors de mon pistolet, je ne voyais rien. Je le tirai, et inspirai fort pour pousser un cri d’avertissement – ce n’est qu’à cet instant que me vint l’idée d’appeler à l’aide.

Il n’y eut pas de réponse. Je tendis l’oreille, mais aucun bruit de pas ne me parvint. Après m’être assuré que le pistolet était bien réglé au plus bas, je me résolus à l’utiliser.