Je ne tirerais qu’un seul coup de feu. Si je ne distinguais pas la flamme violette, cela voudrait dire que j’étais aveugle. J’envisagerais alors le choix qui s’offrait à moi : me supprimer pendant que mon désespoir serait assez fort, ou chercher s’il n’y avait pas quelque moyen de me traiter sur le vaisseau. (Et néanmoins je savais que j’avais beau pouvoir – nous avions beau pouvoir, en fait – choisir de périr, c’était impossible. Quel autre espoir restait-il à Teur ?)
De la main gauche, je touchai la paroi afin de pouvoir aligner l’arme sur la coursive. De la droite, je la levai à hauteur d’épaule, comme un tireur d’élite.
Un minuscule point de lumière brilla devant moi, comme lorsqu’on voit la rouge Verthandi à travers les nuages. Ma stupéfaction fut telle que bien que ce fût mon doigt blessé qui enfonça la détente, c’est à peine si j’en eus conscience.
L’énergie déchiqueta les ténèbres. Dans le flamboiement violet, je vis le corps du steward, puis un peu plus loin par la porte entrouverte de la suite autarchique, une forme qui se tordait et l’éclat de l’acier.
L’obscurité se fit aussitôt, mais je n’étais pas aveugle. Malade, oui ; souffrant de partout – j’avais l’impression d’avoir été jeté contre un mur – mais pas aveugle. Pas aveugle !
En fait, le vaisseau était plongé dans l’obscurité d’une nuit nuageuse. J’entendis de nouveau un grognement de voix humaine, mais cette voix n’était pas la mienne. Quelqu’un se trouvait dans la coursive, en fin de compte ; quelqu’un qui avait eu l’intention de me tuer, puisque ce que j’avais aperçu était le reflet de la lame de quelque arme, sans aucun doute. Le rayon affaibli l’avait brûlé comme les rayons affaiblis des armes des hiérodules avaient autrefois brûlé Baldanders. Je ne croyais pas avoir affaire à un géant, mais l’homme vivait encore comme Baldanders avait survécu ; et il se pouvait qu’il ne fût pas seul. Le dos courbé, je tâtonnai de ma main libre pour retrouver le corps du steward ; je l’enjambai comme une araignée infirme, finis par m’introduire dans la suite et verrouillai la porte derrière moi.
La lampe sous laquelle j’avais recopié mon manuscrit était tout aussi au repos que celles de la coursive, mais comme ma main errait sur l’écritoire pour la trouver, elle tomba sur un morceau de cire à cacheter ; je me souvins alors de la bougie qui servait à la faire fondre, bougie qui s’allumait en pressant un bouton. Cet ingénieux système était en principe rangé dans une case avec la cire et je crus pouvoir le trouver tout de suite ; mais en fait il traînait avec d’autres objets sur l’écritoire.
La flamme d’un jaune clair jaillit instantanément ; à son éclat, je vis dans quel état était la suite autarchique. On avait répandu mes vêtements sur le sol, et il ne restait pas une seule couture intacte. Une lame affilée comme un rasoir avait éventré le matelas de bout en bout. On avait renversé les tiroirs de l’écritoire, éparpillé mes livres sur le sol et on avait entaillé jusqu’aux sacs de voyage ayant servi à transporter mes effets à bord.
Je crus tout d’abord qu’il s’agissait simplement de vandalisme ; que quelqu’un qui me haïssait (et ceux-là étaient légion sur Teur) avait laissé libre cours à sa fureur en ne me trouvant pas endormi. Mais je ne tardai pas à me dire que la destruction avait quelque chose de trop systématique pour cela ; quelqu’un avait dû entrer dans ma chambre à peine avais-je tourné les talons. Sans aucun doute les hiérodules, dont le temps s’écoule à l’envers de celui que nous connaissons, avaient-ils prévu cette intrusion et envoyé le steward pour m’éviter de tomber sur mon visiteur. Ne me trouvant pas, il avait fouillé mes affaires à la recherche d’un objet si petit qu’on aurait pu le dissimuler dans le col d’une chemise.
Quoi qu’il eût cherché, je n’avais qu’un seul trésor en ma possession : la lettre patente que m’avait donné maître Malrubius, et qui m’identifiait comme l’autarque légitime de Teur. Ne m’étant pas attendu au sac de la suite autarchique, je ne l’avais pas cachée, et l’avait simplement déposée dans un tiroir avec d’autres papiers que j’avais emportés avec moi ; bien entendu, elle avait disparu.
En quittant la chambre, l’individu était tombé sur le steward qui avait dû vouloir l’arrêter et l’interroger. Il n’avait pu courir le risque d’être décrit plus tard par lui et avait donc sorti son arme. Le steward avait tenté de se défendre avec son couteau à cran d’arrêt, mais il s’était montré trop lent. J’avais entendu son cri pendant que je m’entretenais avec les hiérodules, et Ossipago m’avait empêché de sortir, et donc de tomber à mon tour sur l’assaillant. Jusque-là, c’était clair.
Mais j’en arrivais alors à la partie la plus étrange de l’affaire. En découvrant le corps du steward, j’avais essayé de le ranimer, utilisant pour cela l’épine au lieu de la véritable griffe du Conciliateur. J’avais échoué ; mais j’avais également échoué lors de toutes les occasions précédentes où j’avais cherché à faire jouer le pouvoir qui était celui de la vraie Griffe (laquelle s’était manifestée pour la première fois, il me semble, lorsque j’avais touché la femme, dans notre oubliette, qui avait construit le mobilier de sa pièce avec des enfants volés).
Ces échecs, cependant, n’avaient jamais été plus violents que ceux d’un mot pris pour un mot de pouvoir : on prononce le mot, et la porte ne s’ouvre pas. Ainsi avais-je touché avec l’épine sans obtenir de guérison ou de résurrection.
Cette fois-ci, les choses s’étaient passées différemment ; j’avais subi un choc qui m’avait laissé malade, endolori et encore faible, et je n’avais aucune idée de ce qui était arrivé. Si absurde que cela parût, j’en conçus un certain espoir. Au moins quelque chose s’était produit, même si j’avais failli y laisser la vie.
Toujours est-il que je m’étais retrouvé inconscient et que l’obscurité s’était faite. Encouragé par cette dernière circonstance, l’assaillant était revenu ; il avait entendu mon appel à l’aide (auquel une personne bien intentionnée aurait répondu) et s’était avancé pour me tuer.
Ces pensées traversèrent mon esprit bien plus vite qu’il ne faut de temps pour les coucher sur le papier. Le vent se lève, maintenant, soulevant grain à grain notre nouvelle terre, mais j’écrirai encore un peu avant d’aller dormir dans mon boudoir : pour dire au moins que la seule conclusion pratique à laquelle je parvins fut que mon assaillant gisait peut-être quelque part dans la coursive, blessé. Si c’était le cas, je pourrais peut-être le persuader de me révéler ses motifs et le nom de ses complices, s’il en avait. Je soufflai la chandelle et ouvris la porte aussi silencieusement que je pus ; je me glissai dehors, tendis l’oreille quelques instants et la rallumai.
Mon ennemi avait disparu, mais rien d’autre n’avait changé. Le steward mort était toujours aussi mort, et le couteau à cran d’arrêt à la même place. Aussi loin que portait la lueur jaune et vacillante de la bougie, la coursive était vide.
Craignant de la consumer trop rapidement ou qu’elle ne servît qu’à me faire repérer, je l’éteignis de nouveau. À bout portant, le couteau de chasse que m’avait procuré Gunnie me paraissait a priori plus utile que le pistolet. Tenant l’arme d’une main, effleurant de l’autre la paroi, j’avançai lentement le long du couloir, à la recherche de la suite des hiérodules.
Lorsque nous nous y étions rendus, Famulimus, Barbatus, Ossipago et moi, je n’avais fait attention ni au chemin ni à la distance parcourue ; mais j’étais capable d’évoquer chacune des portes devant lesquelles nous étions passés, et presque chaque pas que j’avais fait. Bien qu’il m’eût fallu sensiblement plus de temps pour faire ce deuxième trajet, je savais cependant avec précision (ou du moins croyais savoir) à quel moment j’étais arrivé.