Je cognai à la porte sans susciter de réaction ; je pressai mon oreille contre le battant, mais n’entendis aucun son. Je cognai de nouveau, plus fort, toujours sans résultat, et utilisai finalement le pommeau du poignard.
Comme il ne se passait toujours rien, j’avançai avec précaution jusqu’aux portes de part et d’autre de la première (mais j’étais sûr que, situées toutes deux trop loin, ce n’étaient pas les bonnes), et n’eus pas plus de succès : personne ne répondit à mes coups.
Retourner dans la suite autarchique serait revenu à chercher à se faire assassiner et je me félicitai sans restriction de m’être procuré un second logement. Malheureusement, pour m’y rendre par le seul chemin que je connaissais, il fallait repasser devant la suite. Lorsque j’avais étudié l’histoire de mes prédécesseurs et parcouru les souvenirs des souverains dont l’esprit avait fusionné avec le mien, j’avais été frappé par le nombre de ceux qui avaient perdu la vie pour avoir voulu accomplir une dernière fois un acte dangereux – en conduisant l’ultime charge devant leur donner la victoire, ou en voulant faire incognito une dernière visite risquée à quelque maîtresse en ville. Me rappelant nettement le chemin, il me semblait pouvoir deviner dans quelle partie du vaisseau se trouvait ma seconde cabine ; je décidai de poursuivre dans la coursive, puis de tourner dès que j’arriverais à un embranchement afin de revenir sur mes pas par un autre chemin et de finalement atteindre mon but.
Je n’entrerai pas dans le détail de mes errances, qui m’ont suffisamment harassé pour que je n’aie pas envie de vous en fatiguer, hypothétique lecteur. Il me suffira de dire que je découvris un escalier donnant sur un niveau inférieur puis une coursive qui me parut placée au-dessous de celle que je venais de quitter, mais qui se termina bientôt sur un labyrinthe de passerelles, d’échelles et de passages étroits dans lesquels régnaient les ténèbres les plus complètes, tandis que le sol oscillait sous mes pieds et que l’air devenait plus chaud et plus humide.
Au bout d’un moment, cet air étouffant m’apporta des effluves âcres et pourtant bizarrement familiers. Je les remontai du mieux que je pus, et moi qui m’étais si souvent vanté de ma mémoire phénoménale, je me retrouvai à renifler mon chemin comme un braque, presque prêt à aboyer de joie à l’idée de trouver un lieu que je connaissais après tant de vide, de silence et de ténèbres.
Et de fait je poussai un véritable jappement, car je venais d’apercevoir au loin le reflet d’une vague lumière. Mes yeux s’étaient tellement faits à l’obscurité au cours de ces deux veilles de vagabondage dans les entrailles du vaisseau qu’en dépit du peu d’éclat de ce lumignon, j’arrivais à deviner la surface élastique sous mes pieds et les parois moussues qui m’entouraient ; je remis le grand poignard au fourreau et courus.
En quelques instants, je me retrouvai environné d’habitations circulaires et d’une centaine de bêtes étranges. J’étais retourné à la ménagerie où l’on enfermait les apports, et la lumière parvenait du système qui maintenait leur confinement. Je m’en approchai et me rendis compte que la créature à l’intérieur était justement celle que j’avais aidé à capturer. Elle se tenait sur ses pattes de derrière, les antérieurs appuyés contre la paroi invisible, et une lueur phosphorescente ondulait le long de son ventre et brillait fortement à hauteur de ses pattes avant, semblables à des mains. Je lui parlai comme j’aurais pu le faire à un animal favori, un chat, par exemple, au retour d’un voyage, et elle parut m’accueillir comme un chat l’aurait fait, pressant son corps à la fourrure hirsute contre la paroi invisible ; elle miaula et me regarda d’un air suppliant.
Tout d’un coup, sa petite bouche s’ouvrit sur un rictus et ses yeux se mirent à luire comme ceux d’un démon. Je voulus reculer, mais un bras vint m’entourer le cou et une lame brilla, dirigée vers ma poitrine.
Je saisis l’assassin au poignet et arrêtai l’arme à moins d’un doigt de ma peau, puis luttai pour m’accroupir et l’expédier par-dessus la tête.
On dit de moi que je suis fort, mais il était plus fort que moi. Je pouvais certes facilement le soulever – sur ce vaisseau j’aurais pu soulever douze hommes sans problème – mais ses jambes me serraient la taille comme les mâchoires d’un piège. Je me courbai pour le catapulter, mais ne réussis qu’à nous envoyer tous les deux au sol. Je me débattis frénétiquement pour me tenir éloigné du poignard.
Presque à hauteur de mon oreille, il se mit à hurler de douleur.
Notre chute nous avait fait passer à l’intérieur de la zone de confinement, et l’animal hirsute lui avait planté les dents dans la main.
CHAPITRE VII
Une mort à la lumière
Le temps que je reprenne mes esprits et me relève, l’assassin avait disparu. Quelques taches de sang, presque noires dans la lumière de la chandelle d’or, témoignaient de son passage dans le cercle où se trouvait confiné mon ami hirsute. Ce dernier, assis sur son arrière-train, jambes repliées sous lui d’une manière étrangement humaine, se léchait les pattes pour lisser les poils soyeux entourant sa bouche. « Merci », dis-je, ce qui lui fit lever la tête, l’air attentif.
Le couteau du meurtrier gisait à peu de distance ; c’était un bolo à grande lame grossièrement fabriqué, avec une poignée d’un bois noir et usé. Il devait donc s’agir d’un simple matelot, selon toute vraisemblance. Je lui donnai un coup de pied et fis appel au souvenir que j’avais gardé de sa main, brièvement aperçue : main d’homme de grande taille, puissante et calleuse, mais dépourvue de marques particulières, pour ce que j’en avais vu. Un ou deux doigts manquant m’auraient bien arrangé, mais il était également possible que ce fût maintenant le cas : un marin, en tout cas, avec une main salement amochée.
M’avait-il suivi jusqu’ici dans le noir, tout au long de mon périple ponctué d’escaliers, d’échelles et de multiples passages pleins de détours ? Voilà qui paraissait peu probable. Il était tombé accidentellement sur moi ici, et avait saisi l’occasion pour agir. Un homme dangereux. Il me parut plus judicieux de me mettre immédiatement à sa recherche avant qu’il ait eu le temps de se reprendre et de concocter quelque chose pour expliquer sa main mordue. Si je pouvais découvrir son identité, je la ferais connaître aux officiers du vaisseau ; si je n’en avais pas le temps, ou s’ils refusaient d’agir, je le tuerais moi-même.
Tenant haut la chandelle dorée, je m’engageai dans l’escalier conduisant aux quartiers d’équipage. Mon esprit tirait des plans plus vite que je ne marchais. Les officiers – ce capitaine qu’avait mentionné le steward mort – remeubleraient ma suite ou m’en attribueraient une autre. On placerait une sentinelle à l’extérieur, non tant pour me protéger (je n’avais l’intention d’y séjourner que le temps de sauver les apparences) que pour donner à mes ennemis une cible pour leurs coups. Après quoi, je…
Le temps d’une respiration, toutes les lumières, dans cette partie du vaisseau, se rallumèrent. Je vis la marche de métal suspendue sur laquelle je me trouvais ainsi que les verts pâles et les jaunes du vivarium à travers les croisillons dont elle était faite. Sur ma droite, le rayonnement de lampes indistinctes se perdait dans une brume nacrée ; sur ma gauche, assez loin, la paroi gris-noir luisait d’humidité. Au-dessus, c’était comme s’il n’y avait eu aucun vaisseau, mais un ciel nuageux assailli par les rayons du soleil.
Mais le spectacle ne dura pas plus d’une respiration. J’entendis au loin des matelots qui criaient pour attirer l’attention de leurs camarades sur un phénomène que l’on ne pouvait guère ignorer. Puis l’obscurité se fit de nouveau, paraissant encore plus terrible que la première fois. Je grimpai une centaine de marches ; les lumières vacillèrent comme si chaque lampe était au bord de l’épuisement, puis s’éteignirent définitivement. Encore mille marches, et la flamme de la chandelle dorée se réduisit à une pointe bleue. Je l’éteignis pour épargner le peu de combustible qui lui restait et poursuivis mon ascension dans les ténèbres.