Peut-être était-ce parce que je quittais les entrailles du vaisseau et me dirigeais vers le pont supérieur marquant les limites de l’atmosphère, toujours est-il que je me sentais glacé. Je voulus accélérer le pas pour me réchauffer, mais en fus incapable. Je n’arrivais qu’à trébucher dans ma hâte, et la jambe qu’avait ouverte un fantassin ascien lors de la troisième bataille d’Orithyia tirait le reste vers la tombe.
Un instant j’eus peur de ne pouvoir reconnaître l’étage où se trouvaient ma cabine et celle de Gunnie, mais je quittai l’escalier sans même y penser, allumai la chandelle dorée le temps d’une respiration seulement, et entendis le grincement des gonds lorsque le battant s’ouvrit.
J’avais déjà refermé la porte et senti la couchette à tâtons lorsque je pris conscience de ne pas être seul dans la pièce. J’appelai, et la voix d’Idas, le marin aux cheveux blancs, me répondit avec des intonations où se mêlaient la crainte et l’intérêt.
« Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? demandai-je.
— Je vous attendais. Je… j’espérais que vous viendriez. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais l’impression que vous n’alliez pas tarder. Vous n’étiez pas avec les autres, en bas. »
Comme je ne répondais rien, il ajouta : « Je veux dire au travail. C’est pourquoi je me suis défilé pour venir ici.
— Dans ma cabine. Le verrou n’aurait jamais dû vous laisser entrer.
— Mais vous ne le lui avez pas interdit. Je vous ai décrit, et en plus il me connaît. Ma propre cabine n’est pas loin. Je lui ai dit la vérité, c’est-à-dire que je voulais simplement vous attendre.
— Je lui ordonnerai de ne laisser entrer personne d’autre que moi.
— Il pourrait être judicieux de faire des exceptions pour vos amis. »
Je lui répondis que j’y réfléchirais, me disant en moi-même qu’il ne serait certainement pas classé parmi ces exceptions. Gunnie, peut-être.
« Vous avez une lumière. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux l’allumer ?
— Comment le savez-vous ?
— Quand la porte s’est ouverte, j’ai aperçu une lueur pendant un instant. Quelque chose que vous teniez à la main, non ? »
J’acquiesçai, puis, me rendant compte qu’il ne pouvait me voir, lui dis que je préférais l’économiser.
« Très bien. Ce qui m’a surpris, tout de même, c’est que vous ne vous en soyez pas servi pour chercher le lit.
— Je me rappelais très bien son emplacement. »
En réalité, c’est par un effort de volonté sur moi-même que je m’interdisais d’allumer la chandelle dorée. J’étais tenté de m’en servir pour vérifier si Idas n’avait pas été brûlé ou mordu. Mais la raison me disait que l’assassin qui avait été brûlé n’aurait pas été en état d’attenter une deuxième fois à ma vie, et que celui qui avait été si profondément mordu par mon ami hirsute n’aurait pu gagner assez rapidement l’escalier du conduit d’air : je l’aurais entendu grimper devant moi.
« Est-ce que cela vous ennuie si je vous parle ? Lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois, et que vous avez parlé de votre monde d’origine, j’en avais très envie.
— Volontiers, dis-je, si vous acceptez de répondre à quelques questions vous-même. » Pouvoir me reposer : voilà ce qui m’aurait fait plaisir, en réalité. J’étais loin d’avoir regagné toutes mes forces, mais il ne fallait pas négliger cette occasion de glaner des informations.
« Mais bien sûr, fit Idas avec empressement. Je répondrai volontiers à vos questions, si vous répondez aux miennes. »
Cherchant un moyen inoffensif de commencer, j’enlevai mes bottes et m’allongeai sur la couchette, qui protesta faiblement. « Dites-moi, quelle est la langue que nous parlons ? commençai-je.
— En ce moment ? Le vaissalien, bien entendu.
— Connaissez-vous d’autres langues, Idas ?
— Non, aucune. Je suis né à bord, vous comprenez. C’était l’une des choses que je voulais vous demander – les différences avec la vie que l’on mène sur un monde véritable. Les matelots racontent toutes sortes d’histoires, mais ce ne sont que des ignorants. Vous, je vois bien que vous êtes quelqu’un qui pensez.
— Merci. Étant né à bord, vous devez avoir eu l’occasion de visiter bien des mondes, sans doute. En avez-vous trouvé beaucoup où on parlait le vaissalien ?
— Pour dire la vérité, je n’ai pas pris autant de permissions à terre que j’aurais pu. Mon apparence… vous avez probablement remarqué…
— Répondez à ma question, s’il vous plaît.
— On parle le vaissalien sur la plupart des mondes, je suppose. » La voix d’Idas me paraissait légèrement plus proche, eus-je l’impression.
« Je vois. Sur Teur, ce que vous appelez le vaissalien n’est parlé que dans notre empire. Nous le considérons comme une langue plus ancienne que les autres, mais jusqu’ici, je n’en avais jamais été sûr. » Je décidai d’orienter la conversation vers ce qui avait pu plonger le vaisseau dans l’obscurité. « Ce serait nettement plus agréable si nous pouvions nous voir l’un l’autre, non ?
— Oh ! oui ! Allez-vous allumer votre lumière ?
— Dans un moment, peut-être. Pensez-vous que l’on va bientôt rétablir le courant ?
— On est en train de réparer, et les secteurs les plus importants ont maintenant la lumière, répondit Idas. Mais nous ne sommes pas dans un secteur important.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? »
J’eus l’impression de le voir hausser les épaules. « Un élément conducteur a dû tomber entre les terminaux de l’une des grandes cellules, mais personne n’a pu trouver ce que c’était. Toujours est-il que les plaques se sont carbonisées. Des câblages, également, ce qui n’aurait jamais dû se produire.
— Et tous les autres marins travaillent là-dessus ?
— La plupart de ceux de mon équipe, oui. »
J’étais maintenant certain qu’il s’était rapproché, et ne se trouvait qu’à une coudée de la couchette.
« Quelques-uns sont partis pour faire d’autres choses. C’est comme ça que j’ai filé. Le monde de chez vous, Sévérian… est-ce qu’il est beau ?
— Très beau, mais terrible, aussi. Ce qu’il y a peut-être de plus beau, ce sont les îles de glace qui remontent des mers du Sud comme des argonautes. Elles sont d’un blanc tirant vers le vert pâle, et scintillent comme des diamants ou des émeraudes lorsque les frappent les rayons du soleil. Autour d’elles la mer paraît noire, mais elle est en fait si claire que l’on peut voir leur masse immergée s’enfoncer très loin dans les profondeurs pélagiques… »
J’entendais l’imperceptible sifflement de la respiration d’Idas. Aussi silencieusement que possible, je dégageai le poignard de son étui.
« … et chacune se dresse comme une montagne sur le fond d’un ciel bleu roi piqueté d’étoiles. Mais rien ne peut vivre sur ces îles… rien d’humain, en tout cas. Idas, je commence à m’endormir. Il vaudrait mieux me laisser, peut-être.
— J’aimerais vous poser encore bien des questions.
— Vous le ferez, une autre fois.
— Est-ce que les hommes se touchent les uns les autres sur votre monde, Sévérian ? Par exemple, est-ce qu’ils se serrent la main en signe d’amitié ? On fait cela sur beaucoup de mondes.