— Et sur le mien aussi », dis-je, faisant passer le poignard de la main droite dans la gauche.
« Alors serrons-nous la main. Ensuite, je partirai.
— Très bien », répondis-je.
Le bout de nos doigts se touchèrent, et la lumière se rétablit à ce moment-là dans la cabine.
Il tenait un bolo, lame tournée vers le bas. Il le fit plonger en y mettant tout son poids. Ma main droite vola ; je n’aurais pu arrêter ce coup, mais je m’arrangeai pour le dévier. La large pointe traversa ma chemise et s’enfonça dans le matelas si près de ma peau que je sentis le froid de la lame contre elle.
Il voulut arracher le bolo, mais je le saisis au poignet et il ne put se libérer de ma prise. J’aurais pu facilement le tuer, mais au lieu de cela je lui enfonçai le couteau de chasse dans l’avant-bras pour lui faire lâcher la poignée de l’arme.
Il cria – moins de douleur, me sembla-t-il, qu’à la vue de mon poignard qui sortait de sa chair. Je le jetai à terre, et l’instant suivant je me trouvai sur lui, la pointe de la lame tournée vers sa gorge.
« La ferme, lui dis-je, ou je te tue sur-le-champ. Quelle est l’épaisseur de ces parois ?
— Mon bras…
— Oublie ton bras. Tu auras tout ton temps pour lécher ton sang. Réponds-moi !
— Elles sont très minces. Ce ne sont que des feuilles de métal.
— Bien. Ce qui signifie qu’il n’y a personne dans le secteur. J’ai écouté pendant que j’étais sur la couchette, et je n’ai pas entendu le moindre bruit de pas. Tu peux gémir tant que tu voudras. Maintenant, lève-toi. »
Le couteau de chasse était bien aiguisé ; je déchirai la chemise d’Idas de haut en bas, faisant apparaître la poitrine naissante que j’avais à demi soupçonnée.
« Qui t’a envoyée sur ce vaisseau, femme ? Abaïa ?
— Vous saviez ! » Idas écarquillait ses grands yeux pâles.
Je secouai la tête et taillai une bande de tissu dans sa chemise. « Tiens, bande-toi le bras avec ça.
— Merci, mais ça n’a pas d’importance. De toute façon, ma vie est terminée.
— Je te dis de le bander. Quand j’en serais à travailler sur toi, je ne veux pas mettre davantage de sang sur mes vêtements qu’il y en a pour le moment.
— Vous n’aurez pas besoin de me torturer. Oui, je suis une esclave d’Abaïa.
— Envoyée pour me tuer afin que je ne ramène pas le Nouveau Soleil ? »
Elle acquiesça.
« Et choisie parce que tu étais encore suffisamment petite pour pouvoir passer pour un être humain. Qui sont les autres ?
— Il n’y en a pas. »
J’allais l’empoigner, mais elle leva la main droite. « Par le seigneur Abaïa, je vous le jure ! Il y en a peut-être d’autres, mais je ne le sais pas.
— Est-ce toi qui as tué mon steward ?
— Oui.
— Et qui as fouillé ma suite ?
— Oui.
— Mais ce n’est pas toi que j’ai brûlée avec mon pistolet. Qui était-ce ?
— Rien qu’un matelot que j’avais acheté pour un chrisos ; j’étais à l’autre bout de la coursive lorsque vous avez fait feu. Vous comprenez, je voulais me débarrasser du corps en le jetant dans l’espace, mais j’avais besoin de l’aide de quelqu’un pour franchir les écoutilles. Et puis… » Sa voix s’éteignit.
« Et puis quoi ?
— Et puis, il aurait pu me servir pour d’autres choses, aussi, après cela. C’est vrai, non ? Et maintenant, comment avez-vous su ? Je vous en prie, dites-le-moi.
— Ce n’est pas toi non plus qui m’as attaqué dans l’enclos des apports. Qui était-ce ? »
Idas secoua la tête, comme pour s’éclaircir les idées. « Je ne savais pas que vous aviez été attaqué là.
— Quel âge as-tu, Idas ?
— Je ne sais pas.
— Dix ans ? Treize ?
— On ne compte pas les années. » Elle haussa les épaules. « Mais vous avez dit que nous n’étions pas humains. C’est faux ; nous le sommes autant que vous. Nous sommes simplement l’Autre Peuple, les sujets des Grands Seigneurs qui demeurent dans les mers et sous le sol de Teur. Maintenant que j’ai répondu à vos questions, s’il vous plaît, répondez à la mienne. Comment avez-vous su ? »
Je m’assis sur la couchette. J’allai bientôt entamer la procédure de supplice de cette enfant efflanquée. Cela faisait bien longtemps que je n’étais plus le compagnon-bourreau Sévérian, et je n’allais prendre aucun plaisir à cette tâche. J’espérais à moitié qu’elle allait bondir vers la porte.
« En premier lieu, parce que tu ne parlais pas comme un marin. J’ai eu autrefois un ami qui l’avait été, c’est pourquoi je remarque quand d’autres le sont – mais c’est une histoire beaucoup trop longue pour la raconter maintenant. Mes ennuis – l’assassinat de mon steward et la suite – ont commencé peu de temps après notre rencontre, quand tu étais avec les autres. Tu as dit une fois que tu étais née sur un vaisseau, mais les autres s’exprimaient comme des marins, sauf Sidero et toi.
— Purn et Gunnie sont de Teur.
— De plus, tu m’as donné de fausses indications lorsque je t’ai demandé les cuisines. Ton intention était de me suivre et de me tuer à la première occasion, mais j’ai fini par retrouver la suite autarchique, et tu as pensé que c’était encore mieux ; tu pouvais attendre que je m’endorme et ouvrir vocalement la porte. Sans doute cela n’aurait-il pas été bien difficile pour toi, en tant que membre de l’équipage. »
Idas acquiesça. « J’ai apporté des outils, et j’ai dit à la porte qu’on m’avait envoyé réparer un tiroir.
— Sauf que je ne m’y trouvais pas. Le steward t’a arrêtée au moment où tu partais. Que cherchais-tu ?
— La lettre, celle que les aquastors de Teur vous ont donnée pour le hiérogrammate. Je l’ai trouvée et je l’ai brûlée dans votre propre chambre. » Il y avait une nuance de triomphe dans sa voix.
« Elle était très facile à trouver. Tu cherchais quelque chose d’autre, quelque chose qui, dans ton esprit, était caché. Je ne vais pas tarder à te faire extrêmement mal si tu ne me dis pas de quoi il s’agit. »
Elle secoua la tête. « Est-ce que je peux m’asseoir ? »
J’acquiesçai, m’attendant à la voir s’installer sur le coffre ou sur la deuxième couchette ; mais elle se laissa tomber au sol, ayant enfin l’air d’une véritable enfant, en dépit de sa haute taille.
« Il y a un moment, poursuivis-je, tu m’as demandé à deux reprises d’allumer ma chandelle. La seconde fois, il n’était pas bien difficile de deviner que tu voulais être sûre de pouvoir porter un coup fatal. C’est pourquoi, j’ai employé les termes argonautes et pélagique, car les esclaves d’Abaïa s’en servent comme mots de passe ; il y a très longtemps, quelqu’un qui avait cru un instant que j’étais l’un des vôtres m’a montré une carte disant qu’on pouvait le trouver sur la rue des Argonautes, et Vodalus – tu as peut-être entendu parler de lui – m’a dit une fois de transmettre un message à celui qui me dirait : “L’Argus pélagique…” Argus, argonaute, j’avais confondu…
Jamais je ne finis ma phrase. Sur le vaisseau, où les choses les plus lourdes sont si légères, l’enfant tomba très lentement en avant ; assez vite, cependant, pour qu’il y eût un petit choc mat lorsque son front toucha le sol. Je suis convaincu qu’elle devait être morte avant même le début de ma vaniteuse péroraison.
CHAPITRE VIII
La manche vide