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Quand il fut trop tard, j’agis avec rapidité : je retournai Idas sur le dos, cherchai son pouls, frappai sa poitrine pour faire redémarrer son cœur, efforts parfaitement inutiles. Il n’y avait plus trace de pouls, et sa bouche empestait le poison.

Elle devait l’avoir eu caché sur elle. Non pas dans sa chemise, sauf si elle avait déjà glissé la capsule dans sa bouche alors que nous étions dans l’obscurité, afin de la broyer et de l’avaler au cas où elle échouerait. Dans ses cheveux, peut-être (mais ils me paraissaient trop courts pour avoir pu dissimuler quoi que ce fût), ou dans la ceinture de son pantalon. Elle aurait facilement pu porter le poison à sa bouche pendant qu’elle étanchait le sang de sa blessure.

Ne me souvenant que trop bien de ce qui s’était passé lorsque j’avais tenté de ranimer le steward, je ne cherchai pas à la ressusciter. Je la fouillai, sans rien trouver sinon neuf chrisos d’or que je mis dans la pochette du fourreau. Elle avait dit avoir donné un chrisos à un matelot pour son aide ; il semblait logique de supposer qu’Abaïa (ou celui de ses ministres qui lui avait confié cette mission) lui en avait fourni dix. Je découpai ses bottes, et découvris que ses orteils, anormalement longs, étaient palmés. Je mis les bottes en morceaux, la fouillant avec la minutie qui avait été la sienne lorsqu’elle avait fouillé mes affaires deux veilles auparavant, mais ne découvris rien de plus.

Tandis que je contemplais son cadavre, assis sur la couchette, je pensai qu’il était étrange que je me fusse laissé berner comme je l’avais indiscutablement été au début, trompé non pas tant par Idas que par les souvenirs qui me restaient de l’ondine qui m’avait libéré des nénuphars de Gyoll puis m’avait accosté dans le gué. Il s’était agi d’une géante ; là, j’avais cru avoir affaire à un adolescent monté en graine et non à un enfant géant, alors que Baldanders avait eu un enfant semblable (un garçon, toutefois beaucoup plus jeune) dans sa tour.

Les cheveux de l’ondine étaient verts, et non pas blancs ; peut-être était-ce essentiellement cela qui m’avait fourvoyé. J’aurais dû songer qu’un vert aussi soutenu et vif n’existe pas chez les hommes ou les bêtes à fourrure et que, lorsque le phénomène se produit, il est en réalité l’effet d’une algue, comme dans le cas du sang de l’homme vert de Saltus. Une corde que l’on laisse pendre dans une mare devient verte ; j’avais été bien naïf.

Il fallait signaler la mort d’Idas. Ma première idée fut de m’adresser au capitaine et de m’assurer de sa clémence en faisant intervenir Barbatus ou Famulimus.

À peine avais-je refermé la porte derrière moi que je prenais conscience de l’impossibilité de faire appel à leur intercession. La conversation que nous avions eue dans leur suite avait été la première pour eux ; elle était donc la dernière pour moi. Je devais joindre le capitaine par une autre voie, faire établir mon identité et rendre compte de ce qui s’était passé. Idas m’avait dit que les travaux de réparation continuaient en bas, et ils devaient certainement s’effectuer sous la direction d’un officier. Une fois de plus je descendis les marches balayées par le courant d’air, poursuivant mon chemin au-delà des apports emprisonnés dans une atmosphère toujours plus chaude et humide.

Si absurde que cela parût, j’avais l’impression que mon poids, déjà léger à l’étage de ma cabine, diminuait encore au fur et à mesure que je descendais. Plus tôt, lorsque j’avais grimpé dans les gréements, j’avais remarqué que cette diminution se produisait pendant que je montais ; il s’ensuivait donc, me semblait-il, qu’il aurait dû augmenter au fur et à mesure que je m’enfonçais dans les entrailles du vaisseau. Je peux simplement dire qu’il n’en était rien, ou du moins que l’on aurait juré que c’était le contraire qui se produisait.

J’entendis bientôt des bruits de pas dans l’escalier, en contrebas. Si j’avais appris quelque chose au cours des dernières veilles, c’était bien que tout étranger rencontré à l’improviste pouvait être décidé à me trucider. Je fis halte pour écouter et tirai mon pistolet.

Les légers claquements métalliques s’interrompirent comme je m’immobilisais puis reprirent, rapides et irréguliers ; on aurait dit que celui qui grimpait trébuchait dans sa précipitation. Il y eut une fois un cliquetis sonore, comme une épée ou un casque que l’on laisse tomber, suivi d’un nouveau silence avant que ne reprennent les pas hésitants. Je descendais vers quelque chose que quelqu’un d’autre fuyait ; il semblait n’y avoir aucun doute. Le bon sens me disait que je ferais mieux de filer moi aussi et cependant je m’attardai, trop orgueilleux et trop insensé pour battre en retraite sans savoir quel danger me menaçait.

Je n’eus pas à attendre trop longtemps. Au bout de quelques instants, j’aperçus en effet un homme en armure au-dessous de moi, grimpant l’escalier avec une hâte fébrile. Puis il n’y eut plus qu’un palier entre nous et je pus mieux le distinguer ; il avait perdu le bras droit – qui semblait lui avoir été arraché, car des débris pendaient encore, sanguinolents, de l’emboîtement de l’épaule de métal poli.

Je ne voyais pas pour quelles raisons j’aurais dû redouter cet homme blessé et terrifié ; mais il y en avait en revanche une pour qu’il prit peur en me voyant et cherchât à fuir. Je rangeai mon pistolet et l’interpellai, lui demandant ce qui n’allait pas et si je pouvais l’aider.

Il s’arrêta et leva vers moi son visage qu’abritait une visière. C’était Sidero, tremblant de tous ses membres. « Êtes-vous loyal ? me cria-t-il.

— Envers qui, l’ami ? Je n’ai aucune mauvaise intention, si c’est ce que vous voulez dire.

— Envers le vaisseau ! »

Il était sans objet, me parut-il, de faire serment de loyauté à ce qui n’était rien de plus qu’un artefact des hiérodules, si imposant qu’il fût ; mais ce n’était manifestement pas le moment de se lancer dans ce genre de spéculations. « Bien entendu, lançai-je. Loyal jusqu’à la mort, s’il le faut ! » En mon cœur, je suppliai maître Malrubius, qui avait autrefois essayé de m’enseigner ce qu’était la loyauté, de bien vouloir me pardonner.

Sidero reprit son ascension, un peu plus calmement et lentement cette fois, mais toujours en trébuchant. Maintenant que je le distinguais mieux, je me rendais compte que le fluide sombre que j’avais pris pour du sang humain était bien trop visqueux pour cela, et qu’il était vert très foncé et non pas pourpre. Quant aux lambeaux de chair qui pendaient de son épaule, il s’agissait en fait de fils emmêlés dans quelque chose comme du coton.

Sidero était donc un androïde, un automate sous une apparence humaine, comme l’avait été jadis mon ami Jonas. Je m’adressai des reproches pour avoir oublié que je l’avais soupçonné plus tôt, ce qui ne m’empêcha pas de me sentir soulagé ; j’avais déjà vu beaucoup de sang au cours de ces dernières veilles.

Sidero arriva aux dernières marches donnant sur le palier où je me tenais. Il fit halte à ma hauteur, oscillant sur lui-même. De ce ton sec et exigeant que l’on prend inconsciemment dans l’espoir d’inspirer confiance, je lui demandai de me laisser voir son épaule, ce qu’il fit. J’eus un geste de recul tant je fus stupéfait.

Si je me contente d’écrire que l’épaule était creuse, on croira qu’elle l’était comme on dit d’un os qu’il est creux. En réalité, elle était vide. Les fils minuscules et les torons de fibre imbibés de liquide épais s’échappaient de son pourtour d’acier. Il n’y avait rien – rien du tout – au milieu.

« Comment puis-je vous aider ? demandai-je. J’ignore tout de la façon de traiter ces blessures. »

Il parut hésiter. J’aurais cru que son visage masqué par la visière était incapable d’exprimer des émotions ; et cependant il y parvenait par des mouvements et des inclinaisons de tête, ainsi que par le jeu d’ombres que créaient ses traits.