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Plus je m’élevais dans le gréement, plus avancer devenait facile – et dangereux. Il ne me restait plus le moindre poids. Je bondissai de vergue en hauban, de hauban en tangon et au bout d’une douzaine de ces sauts, je me dis qu’il n’y avait aucune raison de ne pas pousser jusqu’au point le plus haut du mât, et que d’ailleurs il me suffirait d’un saut pour y parvenir, si seulement je le voulais. Ainsi m’élevai-je comme une fusée de feu d’artifice un soir d’été ; j’aurais pu imaginer mon sifflement ou une traînée d’étincelles rouges ou bleues derrière moi.

L’interminable procession des câbles et des haubans défilait devant moi. J’aperçus une fois, apparemment suspendue dans l’espace entre deux voiles, une forme dorée indistincte, veinée d’écarlate ; je supposai qu’il s’agissait d’un instrument placé de manière à être plus près des étoiles, ou encore un objet oublié sur le pont que quelque changement mineur de trajectoire avait fait flotter jusque-là.

Je continuais à filer vers le haut.

Le sommet du mât était en vue. Je tendis la main vers un hauban. Ils étaient à peine plus gros qu’un doigt maintenant, alors que la surface des voiles était celle de dizaines et dizaines de prairies.

J’avais mal calculé mon geste : le hauban était hors de portée. Un autre passa comme un éclair.

Et encore un autre. Trop loin, cette fois, de trois coudées.

J’essayai de me contorsionner comme un nageur, mais ne réussis qu’à relever les genoux. Les câbles brillants du gréement, même en bas, étaient séparés par de grands intervalles ; pour ce seul mât ils étaient plus de cent. Il n’en restait plus qu’un seul, celui du sommet. Mes doigts l’effleurèrent, sans pouvoir l’empoigner.

CHAPITRE II

Le cinquième matelot

Le terme de ma vie venait d’arriver, et je le savais. À bord du Samru, on laissait une longue corde trainer de la poupe pour secourir tout marin tombé par-dessus bord. Notre vaisseau remorquait-il une telle ligne ? Je l’ignorais. Mais si oui, elle ne m’aurait servi à rien. Mon problème (ma tragédie, suis-je tenté d’écrire) était qu’au lieu de tomber du bastingage et de filer le long du gouvernail, je m’élevais au-dessus de toute la forêt de mâts. Et je poursuivais ainsi mon ascension – ou, plus simplement, je continuais de m’éloigner du vaisseau, à la même vitesse qu’au moment de mon saut.

En dessous de moi, ou du moins dans la direction de mes pieds, le vaisseau m’apparaissait comme un continent argenté se rapetissant, ses mâts noirs et ses vergues aussi graciles que des antennes de grillons. Autour de moi, les étoiles que plus rien ne cachait brûlaient, ardentes, avec une splendeur inconnue depuis Teur. Pendant un instant, non point parce que mon cerveau fonctionnait mais parce qu’au contraire il restait paralysé, je cherchai notre planète ; elle aurait dû être verte, me disais-je, verte comme la lune, mais avec des calottes blanches, celles des champs de glace qui se refermaient sur les continents envahis par le froid. Je ne la trouvai pas, ni même le disque orange injecté d’écarlate de notre vieux soleil.

Je compris alors que je regardais dans la mauvaise direction. J’aurais dû me tourner vers la poupe pour voir Teur. C’est ce que je fis, et j’aperçus alors non pas ce que je cherchais, mais un tourbillon de fuligine, la couleur qui est plus noire que le noir. On aurait dit un immense maelström de vide ; mais des lumières colorées l’entouraient, comme si des milliards de milliards d’étoiles dansaient.

Je sus alors que le miracle s’était produit sans que je m’en rendisse compte, alors que je recopiais quelque formule lourde de maître Gurloes ou un événement de la guerre ascienne. Nous venions de pénétrer dans le tissu du temps, et le tourbillon de fuligine indiquait la fin de l’univers.

Ou son commencement. Dans ce cas, ce scintillant anneau d’étoiles était les jeunes soleils en train de se disperser, et le seul véritable anneau magique que l’univers connaîtrait jamais. Les saluant, je criai de joie, même si personne, en dehors de l’Incréé et de moi-même, ne m’entendit.

J’écartai mon manteau et retirai le coffret de plomb ; je le tins au-dessus de la tête et le lançai à deux mains, me réjouissant en ce geste, hors de mon manteau d’air invisible, hors des confins du vaisseau, hors de cet univers auquel le coffret et moi-même appartenions, au cœur de la nouvelle création, comme une offrande finale de l’ancienne.

Sur-le-champ, ma destinée me reprit en main, m’expédiant d’où je venais. Non pas tout droit vers le point du pont que j’avais quitté et où j’aurais pu me tuer, mais selon un angle orienté vers la proue, si bien que je vis le sommet des mâts dévaler sous moi. Je me tordis le cou pour voir le suivant : c’était le dernier. À un empan ou deux sur la droite, je me serais empalé sur sa pointe. Au lieu de cela, je filai entre un hauban et la vergue de la plus haute voile dont les cargues-fonds restèrent largement hors de ma portée. Je venais de dépasser le vaisseau.

À une énorme distance et selon un angle tout à fait différent apparut alors un autre des innombrables mâts. Il était chargé de voile comme un arbre de feuilles ; ce n’était plus les voiles rectangulaires familières, mais des voiles triangulaires qu’il déployait. Un instant, je crus que j’allais dépasser aussi celui-ci, puis que j’allais le heurter. Frénétiquement, je m’agrippai au tangon du clinfoc.

Je me mis à tournoyer autour comme une oriflamme dans un vent changeant. J’étreignis quelques instants cette barre de froid glacial, haletant, puis m’élançai le long du beaupré – car cet ultime mât était évidemment celui de beaupré – de toute la force de mes bras. Je crois que peu m’aurait importé de m’écraser sur la proue ; je ne désirais rien d’autre que toucher le pont, n’importe où.

Au lieu de cela je heurtai le tangon qui tendait une voile et glissai le long de l’immense surface argentée. Une surface qui semblait n’être que surface, aussi légère et délicate qu’un souffle, elle-même presque tissée de lumière. Elle me fit rouler et tournoyer, et m’envoya valser jusqu’au pont comme une feuille avec laquelle joue le vent.

Ou plutôt jusque sur un pont, car rien ne m’indiquait que celui sur lequel je venais d’atterrir était le même que celui que j’avais quitté. J’y restai allongé, m’efforçant de reprendre mon souffle, ma mauvaise jambe cisaillée d’élancements douloureux. Retenu, mais à peine, par la gravité propre du vaisseau.

Ma respiration restait toujours aussi frénétique ; même après cent halètements, elle ne ralentit pas et je pris conscience que mon manteau d’air n’était plus en mesure de me maintenir en vie bien longtemps. Je dus lutter pour me relever – mais, dans l’état de demi-suffocation où je me trouvais, je faillis encore m’élancer en l’air. Une écoutille se trouvait à moins d’une encablure. Je l’atteignis d’un pas titubant, l’ouvris avec ce qui me restait de force, et la refermai derrière moi. L’écoutille intérieure parut s’ouvrir presque d’elle-même.

Mon air aussitôt se purifia, comme si quelque jeune et noble brise venait de pénétrer dans une cellule fétide. Pour hâter le processus, j’ôtai le collier et m’engageai dans la coursive ou je restai quelques instants à boire l’air frais et pur, n’ayant guère conscience de l’endroit où je me trouvais, sachant seulement avec gratitude que j’étais de nouveau à l’intérieur du vaisseau et non pas à vagabonder entre les voiles comme un débris emporté par le courant.

Une lumière d’un bleu aveuglant éclairait la coursive étroite ; une lumière qui rampait lentement sur les parois et le plafond avec des clignotements et paraissait surveiller l’endroit sans en faire partie.