Tandis que nous parlions, l’atmoptère s’éleva de nouveau au-dessus des mâts, rétablit son assiette et déploya ses ailes, nous donnant l’impression de nous tenir sur un oiseau géant.
La femme qui s’était auparavant adressée à nous reprit la parole. « Vous aurez maintenant une aventure à raconter à vos compagnons lorsque vous retournerez sur le vaisseau. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter ; on ne vous jouera plus de tours, et vous ne pouvez tomber de cet engin. »
Gunnie me murmura à l’oreille : « Je sais ce que tu allais lui dire, mais est-ce que tu ne vois pas qu’ils ont trouvé le bon ?
— Je suis ce que tu appelles le bon, dis-je, et j’ignore ce qui se passe. Est-ce que je t’ai dit… non, je ne te l’ai pas dit. Vois-tu, je porte les souvenirs de mes prédécesseurs en moi et tu pourrais dire qu’en fait je suis aussi bien ces prédécesseurs que moi-même. Le vieil autarque, celui qui m’a laissé le trône, a également fait le voyage de Yesod. Comme moi-même je le fais, ou du moins croyais que je le faisais. »
Gunnie secoua la tête ; je voyais bien que je lui faisais pitié. « Tu crois te souvenir de tout cela ?
— Absolument. Je peux me rappeler chaque étape de ce voyage ; je sens la douleur causée par le couteau qui l’a castré. Ça ne s’est pas du tout passé ainsi ; on l’a fait débarquer du vaisseau avec tout le respect dû à son rang. Il a subi une longue mise à l’épreuve sur Yesod, et on a finalement considéré qu’il avait échoué. » Je regardais en direction de l’endroit où se tenaient la femme et ses compagnons, avec l’espoir d’attirer leur attention.
Purn se trouvait de nouveau à côté de nous. « Tu prétends donc toujours que tu es réellement l’autarque ?
— Je l’étais, oui. Et si je le peux je ramènerai le Nouveau Soleil. Vas-tu me poignarder pour cela ?
— Pas ici, répondit-il. Et probablement jamais. Je suis un homme simple, vois-tu, et je t’avais cru. Ce n’est que lorsqu’ils ont attrapé le vrai que j’ai compris que tu m’avais raconté des blagues. À moins que ça ne tourne pas rond dans ta tête. Je n’ai jamais tué personne, et je n’ai aucune envie de tuer quelqu’un parce qu’il raconte des histoires. Tuer un homme de port de Lune est pire ; c’est la malchance assurée. » Il s’adressait à Gunnie, comme si je n’étais pas là. « Penses-tu qu’il y croit réellement ?
— J’en suis sûre », répondit-elle, avant d’ajouter au bout d’un instant : « Ça pourrait peut-être même être vrai. Écoute-moi, Sévérian, car j’ai passé beaucoup de temps à bord. Ceci est mon deuxième voyage à Yesod, et il me semble que je devais déjà faire partie de l’équipage, donc, lorsque ton vieil autarque s’y est rendu. Cependant je ne l’ai jamais vu, et je ne suis allée à terre que bien plus tard. Tu sais que ce vaisseau se déplace dans et hors du temps comme une aiguille à repriser, n’est-ce pas ? Le sais-tu bien, maintenant ?
— Oui, je commence à le comprendre, répondis-je.
— Alors laisse-moi te poser une question. N’est-il pas possible que nous ayons transporté deux autarques ? Toi et l’un de tes successeurs ? Supposons que tu retournes à Teur. Il te faudrait bien choisir un successeur, plus ou moins tôt. Est-ce que ce ne pourrait être celui-là ? Ou celui que lui-même aurait choisi ? Et si c’est le cas, à quoi te servirait d’endurer tout cela et de perdre certaines choses que tu ne tiens pas du tout à perdre, quand ce sera terminé ?
— Tu veux dire que quoi que je fasse, cela ne changera rien à l’avenir ?
— En tout cas pas quand l’avenir se trouve à l’avant de cet atmoptère. »
Nous avions parlé comme si nous n’avions pas été entourés par les autres marins, ce qui n’est jamais très prudent ; on est à la merci de l’ignorance que l’on suppose. L’un des marins auquel je n’avais prêté aucune attention me saisit alors par l’épaule et me tira d’un demi-pas vers lui afin que je pusse voir à travers les flancs transparents de notre véhicule.
« Regarde ! s’exclama-t-il. Regarde donc ça ! » Mais le temps d’un battement de cœur, c’est au contraire sur lui que se posèrent mes yeux ; je pris conscience que celui qui n’avait rien été pour moi était toutes choses pour lui-même, et moi un simple surnuméraire pour lui, un personnage anonyme qui lui permettait d’augmenter sa joie en la partageant.
Puis je regardai, car j’aurais eu l’impression d’une quasi-trahison en ne le faisant pas ; et je vis que nous décrivions, lentement, un très, très grand cercle autour d’une île perdue au milieu d’une mer sans bornes aux eaux bleues et transparentes. L’île n’était manifestement qu’un seul sommet s’élevant au-dessus des vagues, parée du vert de ses jardins et du blanc de ses constructions de marbre ; de petits bateaux lui faisaient comme une frange.
Il n’y a rien de plus impressionnant à voir que le Mur de Nessus, ou même le Grand Donjon. À sa manière, cependant, cette île était encore plus impressionnante car tout y était d’une parfaite beauté, sans la moindre exception, et il s’en dégageait une joie qui montait plus haut que le Mur, aussi haut qu’un front orageux.
Il me vint à l’esprit, à contempler cette île et à voir les visages stupides et grossiers qui m’entouraient, qu’il y avait quelque chose d’autre à remarquer. Un souvenir s’éleva en moi, souvenir que je devais à l’une de ces silhouettes obscures qui se tenaient, pour moi, derrière le vieil autarque, l’un de ces prédécesseurs que je ne peux distinguer clairement et que parfois je ne distingue pas du tout. C’était la silhouette d’une vierge délicieuse, habillée de voiles de soie aux nuances infinies, et parée de perles comme de la rosée. Elle chantait dans les avenues de Nessus et s’attardait jusqu’à la nuit auprès de ses fontaines. Personne n’osait la molester, car bien que son protecteur fût invisible, son ombre tombait tout autour d’elle et la rendait inviolable.
CHAPITRE XVII
L’île
Si je vous disais, vous qui êtes nés sur Teur et n’avez jamais respiré d’autre air que le sien, que l’atmoptère se posa comme un gros oiseau aquatique, vous pourriez vous imaginer un grand plouf un peu ridicule. Or il n’en fut rien ; il amerrit bien, mais sur Yesod, comme je le vis depuis les flancs de l’appareil quelques instants plus tard, les oiseaux marins ont appris à se laisser tomber sur les vagues avec tant de douceur et de grâce que l’on pourrait penser que l’eau n’est pour eux qu’un air un peu plus frais, comme elle l’est pour ces petits oiseaux qui hantent les chutes d’eau et plongent dans l’écume pour attraper des vairons avec autant d’aisance que leurs congénères volettent dans les buissons.
Ainsi fîmes-nous donc, nous posant sur l’océan tandis que se repliaient simultanément nos grandes ailes au moment de toucher, et nous nous balancions doucement alors que, nous croyions encore voler. Certains des marins parlaient entre eux ; et peut-être Purn et Gunnie m’auraient-ils parlé, si je leur en avais donné l’occasion. Je m’en abstins, car je désirais m’absorber autant que faire se pouvait dans toutes ces merveilles et parce que je ne pouvais parler sans ressentir de manière de plus en plus aiguë que mon devoir était de dire à ceux qui en gardaient un autre prisonnier que c’était moi qu’ils cherchaient.