J’hésitai, me demandant si elle connaissait le nom qu’aurait dû porter l’Épitomé.
« Allons, est-ce un si grand secret ? »
De toutes les façons, j’allais forcément devoir le confesser bientôt ; mais j’avais espéré assister à l’examen préliminaire auparavant afin d’acquérir un peu d’expérience avant que ne vînt mon tour. Nous avions fait halte sous un portique. Je répondis : « Sévérian, gente dame. Puis-je me permettre de vous demander le vôtre ? »
Son sourire fut irrésistible, comme la première fois que je le vis se dessiner sur sa bouche.
« Nous n’avons pas besoin de ce genre de chose parmi nous, mais puisque je suis connu de quelqu’un pour qui c’est indispensable, vous m’appellerez Aphéta. » J’eus une expression dubitative, et elle ajouta : « N’ayez crainte, ceux à qui vous direz mon nom comprendront que vous parlez de moi.
— Merci, madame.
— Maintenant, conduisez-le. L’arche est à votre droite. » Elle me l’indiqua d’un geste. « Franchissez-la. Vous trouverez un long couloir elliptique dont vous ne pouvez vous écarter, puisqu’il ne comporte aucune porte latérale. Guidez-le jusqu’au bout, et entrez dans la salle d’examen. Regardez ses mains ; voyez-vous comme elles sont enchaînées ?
— Oui, madame.
— Dans la salle, vous verrez un anneau ; c’est là que vous devrez attacher ses chaînes. Vous verrez, il s’y trouve un maillon coulissant, vous comprendrez tout de suite son fonctionnement. Après quoi, prenez place parmi les témoins. Lorsque l’examen sera achevé, attendez-moi. Je vous montrerai toutes les merveilles de notre île. »
Le ton qu’elle avait employé rendait très clair ce qu’elle avait voulu dire. Je m’inclinai et répondis : « Gente dame, j’en suis totalement indigne.
— De cela, c’est à moi d’en juger. Allez, maintenant. Faites comme je vous ai dit, et vous aurez votre récompense. »
M’inclinant de nouveau, je me tournai et pris le géant par le bras. J’ai déjà noté qu’il était plus grand qu’un exulte et je n’exagérais point ; il avait presque la taille de Baldanders. Il était cependant moins lourdement bâti, mais jeune et vigoureux (jeune comme je l’avais été, je crois, le jour où j’avais quitté la Citadelle par la Porte des Cadavres, portant Terminus Est.) Il dut se baisser pour passer sous l’arche, mais il me suivit comme un jeune bélier peut suivre au marché le petit berger qui a fait de lui un animal familier, et a décidé de le vendre à une famille qui l’engraissera pour quelque fête.
Le corridor avait la forme de ces œufs que les prestidigitateurs font tenir debout sur une extrémité ; le plafond faisait une haute arche ovalisée ; les côtés, largement incurvés, donnaient sur la seule partie plate, où nous marchions. Dame Aphéta avait déclaré qu’aucune porte ne s’y ouvrait, ce qui était exact ; mais il y avait des fenêtres de part et d’autre. Celles-ci m’intriguèrent, car j’avais supposé que le couloir débouchait dans la Salle de Justice au centre du bâtiment.
J’y jetai un coup d’œil en passant devant, tout d’abord avec une certaine curiosité pour cette île de Yesod, puis avec émerveillement en constatant à quel point elle ressemblait à Teur, et enfin avec stupéfaction. Car aux montagnes couronnées de neige et aux pampas monotonement plates, venaient de succéder des intérieurs étranges, comme si chaque fenêtre donnait sur une structure différente. J’aperçus un vaste hall vide, des miroirs alignés sur ses murs ; un autre encore plus grand avec des étagères pleines de livres rangés en désordre ; une cellule exiguë que n’éclairait qu’une haute fenêtre à barreaux, au sol couvert de paille ; un couloir sombre et étroit sur lequel donnaient des portes métalliques.
Me tournant vers le client, je lui dis : « C’est moi qu’ils attendaient, cela me paraît assez clair. Je viens de voir la cellule d’Agilus, l’oubliette sous la tour Matachine, et ainsi de suite. Mais ils croient que tu es moi, Zak. »
Comme si d’avoir prononcé son nom venait de rompre un enchantement, il fit brusquement demi-tour vers moi, rejetant en arrière ses longs cheveux blonds ; ses yeux jetaient des éclairs. Les muscles de ses bras saillaient comme s’ils allaient faire éclater la peau tandis qu’ils luttaient pour rompre ses menottes. Presque automatiquement, je passai une jambe derrière lui et le fis basculer par-dessus ma hanche comme maître Gurloes me l’avait appris il y avait si longtemps.
Il tomba sur le dallage blanc comme un taureau tombe dans l’arène, si lourdement que le bâtiment en parut ébranlé ; mais il se remit instantanément debout et, menottes ou pas, partit en courant dans le corridor.
CHAPITRE XVIII
L’examen
Je me lançai à sa poursuite et m’aperçus rapidement qu’en dépit de la longueur de ses pas, il avançait maladroitement – Baldanders courait mieux – et qu’il était gêné d’avoir les mains attachées dans le dos.
Mais il n’était pas le seul à souffrir d’un handicap. J’avais l’impression d’avoir un boulet à la cheville de ma mauvaise jambe, et je suis sûr que la course était plus pénible pour moi que pour lui, en dépit de sa chute. Les fenêtres – sous l’effet d’un enchantement, peut-être, ou simplement de l’art – continuaient de défiler tandis que je clopinais. J’eus un regard attentif pour quelques-unes, un simple coup d’œil pour la plupart ; ce que je vis n’en resta pas moins avec moi, dans ce lieu poussiéreux tapi derrière, ou au-dessous de mon esprit. L’échafaud sur lequel j’avais une fois marqué au fer une femme avant de la décapiter, la berge sombre d’un fleuve, le toit d’une certaine tombe.
Ces fenêtres m’auraient fait rire, si je n’avais pas déjà ri de moi-même afin de ne pas pleurer. Non seulement ces hiérogrammates qui dirigeaient l’univers et ce qui se trouve au-delà m’avaient-ils confondu avec quelqu’un d’autre, mais voici que maintenant ils cherchaient à me rappeler, à moi qui n’oublie rien, certaines scènes de ma vie ; et cela avec moins d’habileté (me sembla-t-il) que ma propre mémoire. Car bien que tout fût là dans les moindres détails, il y avait néanmoins quelque chose qui clochait dans chaque tableau.
Je ne pouvais m’arrêter, ou du moins en avais-je l’impression ; mais finalement je tournai la tête à hauteur de l’une de ces fenêtres et l’étudiai plus attentivement que les autres. Elle ouvrait sur le pavillon d’été des jardins d’agrément d’Abdésius, là où j’avais fait subir la question à Cyriaca avant, finalement, de la libérer ; et dans cet unique et long coup d’œil, je compris enfin que je voyais ces endroits non pas comme moi je les avais vus et m’en souvenais, mais comme Cyriaca, Jolenta et Aghia et ainsi de suite les avaient perçus. J’avais par exemple conscience, en regardant dans le pavillon d’été, d’une présence à la fois horrible et miséricordieuse juste au-delà de la vue qu’encadrait la fenêtre – moi-même.
C’était la dernière fenêtre. Le couloir plongé dans la pénombre s’interrompait et une deuxième arche, éclatante sous la lumière du soleil, s’élevait devant moi. À la voir, je sus avec une certitude à en être malade (que seul quelqu’un d’élevé par la guilde aurait pu comprendre) que j’avais perdu mon client.
Je bondis dessous, et le vis qui se tenait, abasourdi, sous le portique de la Salle de Justice, entouré d’une foule qui s’accroissait. Il m’aperçut au même moment, et voulut s’ouvrir un chemin en direction de l’entrée principale.