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Elle détourna finalement son regard, et j’en fis autant. C’est alors que j’aperçus dans la foule Agilus, puis Morwenna, avec ses cheveux noirs et ses joues marquées au fer.

Une centaine d’autres les accompagnaient, prisonniers des oubliettes de la vincula de Thrax, traîtres que j’avais fouettés pour le compte de magistrats provinciaux, criminels que j’avais exécutés pour eux. Et encore une autre centaine : des Asciens, la grande Idas et Casdoe à la bouche sinistre, le petit Sévérian dans les bras ; Guasacht et Erblon avec notre drapeau vert des batailles.

J’inclinai la tête, les yeux perdus sur le sol, dans l’attente de la première question.

Personne ne m’interpella. Et cela dura très longtemps – si je devais écrire combien long me parut ce temps, ou même quelle fut sa longueur réelle, on ne me croirait pas. Pas une bouche ne s’était ouverte, et voilà que le soleil était bas dans le ciel de Yesod, et que la nuit allongeait ses longs doigts d’obscurité au-dessus de l’île.

Avec la nuit arriva autre chose. J’entendis le grincement de ses griffes sur le dallage de pierre, puis une voix d’enfant : « Est-ce qu’on peut y aller, maintenant ? » L’alzabo était venu, et ses yeux flamboyaient dans la pénombre qui coulait par la porte de la Salle d’Examen.

« Êtes-vous retenus ici ? demandai-je. Ce n’est pas moi qui vous retiens. »

Des centaines de voix s’élevèrent, criant : « Oui, nous sommes retenus ! »

Je compris alors que ce n’étaient pas eux qui devaient m’interroger, mais moi qui devais leur adresser mes questions. J’espérais pourtant encore pouvoir y échapper. « Alors, allez », dis-je. Mais personne ne bougea.

« Que dois-je vous demander ? » implorai-je alors. Il n’y eut pas de réponse.

Puis ce fut la nuit complète. Comme tout le bâtiment était entièrement en pierre blanche, avec une ouverture au sommet de son dôme élevé, je n’avais guère prêté attention au fait qu’il n’était pas éclairé. Tandis que l’horizon se soulevait au-dessus du soleil, la Salle d’Examen devint aussi sombre que ces salles que l’Incréé a construites sous les rameaux des grands arbres. Les visages se brouillèrent et s’estompèrent, s’éteignant comme la flamme de chandelles ; seuls les yeux de l’alzabo captaient le reste de lumière et brillaient comme deux tisons rouges.

J’entendis les marins murmurer entre eux, de la peur dans leur voix, ainsi que le chuintement subtil de lames sortant de fourreaux bien huilés. Je leur lançai qu’ils n’avaient aucune raison d’avoir peur, que les autres étaient mes fantômes, et non les leurs.

La voix de l’enfant Sévéra s’éleva : « Nous ne sommes pas des fantômes ! » chargée d’un mépris enfantin. Les yeux rouges se rapprochèrent, et l’affreux grincement des terribles griffes contre le dallage de pierre se fit de nouveau entendre. Tous les autres s’agitaient à leur place, si bien que le froissement de leurs vêtements s’élevait en écho dans la salle.

Je tirai inutilement sur mes chaînes, puis cherchai à tâtons le maillon coulissant, tout en criant à Zak de ne pas tenter d’arrêter l’alzabo sans arme.

Gunnie (je reconnus sa voix) me lança : « Mais ce n’est qu’une enfant, Sévérian.

— Elle est morte, répondis-je. C’est la bête qui parle par son intermédiaire.

— Elle est à cheval sur son dos. Ils sont à côté de moi. »

Mes doigts engourdis venaient de trouver le maillon mais je ne l’ouvris pas, soudain pris de la certitude que si jamais je devais maintenant me libérer et me cacher parmi les marins, comme j’en avais eu un instant l’intention, c’était l’échec assuré.

« Justice ! criai-je. J’ai essayé d’agir justement, et vous le savez ! Vous pouvez me haïr, mais qui peut dire que je lui ai fait mal sans raison ? »

Une silhouette noire se dressa soudain. De l’acier brilla, comme les yeux de l’alzabo. Zak bondit aussi, et j’entendis le tintement de l’arme sur le dallage de pierre.

CHAPITRE XIX

Silence

Dans la confusion, je n’aurais su dire tout d’abord qui m’avait libéré. Je m’étais simplement rendu compte qu’ils étaient deux, un de chaque côté, qu’ils m’avaient pris chacun par un bras après m’avoir détaché et conduit rapidement derrière le Siège de Justice ; là nous avions descendu un escalier étroit. Derrière nous se déchaînait un véritable pandémonium, les marins criaient et se bousculaient, l’alzabo feulait.

Long et raide, l’escalier avait cependant été construit dans l’axe de l’ouverture du dôme, et une faible lumière y parvenait, ultimes lueurs du crépuscule reflétées par quelques nuages éparpillés ; car le soleil de Yesod ne réapparaîtrait pas avant le lendemain matin.

Au fond, l’obscurité était tellement profonde que je ne me rendis compte que nous étions à l’extérieur que lorsque je sentis l’herbe sous mes pieds et le vent qui me caressait la joue.

« Merci, dis-je. Mais qui êtes-vous ? »

Au bout de quelques pas, Aphéta répondit : « Ce sont mes amis. Vous les avez vus sur l’appareil qui nous a conduits ici depuis le vaisseau. »

Les deux autres me relâchèrent quand elle parla. Je suis tenté d’écrire qu’ils s’évanouirent sur-le-champ, car c’est ce qu’il me sembla ; mais quelque chose me dit que non. Je crois plus simplement qu’ils se sont éloignés dans la nuit sans prononcer un mot.

Aphéta glissa sa main dans la mienne, comme elle l’avait déjà fait. « Je me suis engagée à vous montrer nos merveilles. »

Je l’entraînai un peu plus loin du bâtiment. « Je ne suis pas en état de voir des merveilles. Pas plus les vôtres que celles d’autres femmes. »

Elle éclata de rire. Rien n’est plus souvent feint, chez une femme, que son rire ; c’est une simple manifestation sociale comme de roter lors des banquets des autochtones ; mais j’eus l’impression que ce rire trahissait un réel enjouement.

« Je suis tout à fait sérieux. » La peur que j’avais ressentie m’avait laissé faible et en sueur, mais mon absolu sentiment de désorientation n’avait que peu de chose, sinon rien à voir avec cela ; et s’il y avait quelque chose qui me paraissait évident (encore que je fusse sans réelle certitude), c’était que je n’avais aucune envie de me lancer dans une liaison occasionnelle.

« Alors nous marcherons – nous nous éloignerons de cet endroit que vous avez tant envie de fuir – et nous parlerons. Vous m’avez posé bien des questions, cet après-midi.

— Je n’en ai plus à formuler à l’heure actuelle, répondis-je. Je dois réfléchir.

— Comme nous le devons tous, fit-elle doucement. Tout le temps ou presque. »

Nous descendîmes une longue rue blanche qui serpentait comme une rivière, si bien que sa déclivité n’était jamais forte. La bordaient des maisons de pierre de couleur pâle, semblables à des fantômes. La plupart étaient silencieuses, mais de certaines nous venaient des bruits de réjouissances, tintements de verres, bouffées de musique, claquements de pieds en train de danser ; mais jamais une voix humaine.

Après en avoir passé plusieurs, je remarquai : « Les vôtres ne parlent pas comme nous le faisons. On pourrait dire qu’ils ne parlent pas du tout.

— Est-ce une question ?

— Non, une réponse, ou une observation. Lorsque nous nous rendions dans la Salle d’Examen, vous avez déclaré que vous ne parliez pas ma langue, ni moi la vôtre. Personne ne parle la vôtre.

— Je m’exprimais métaphoriquement. Nous possédons un moyen de communication. Vous ne vous en servez pas, comme nous ne nous servons pas du vôtre.

— Vous multipliez les paradoxes pour me mettre en garde », dis-je. Mais mes pensées étaient ailleurs.