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« Pas du tout. Vous communiquez par les sons, et nous, par le silence.

— Vous voulez dire par gestes ?

— Non, par le silence. Vous produisez des sons avec votre larynx, et vous les modulez grâce à votre palais et à vos dents. Vous pratiquez cela depuis si longtemps que vous avez presque oublié que vous le faites ; mais lorsque vous étiez jeune, il vous a fallu l’apprendre, comme doivent l’apprendre tous les enfants de votre race. Nous pourrions aussi le faire, si nous le souhaitions. Écoutez. »

Je tendis l’oreille et entendis un doux gargouillis qui paraissait non pas venir d’elle, mais de l’air autour d’elle. Comme si un muet invisible était venu se joindre à nous et tentait d’articuler quelque chose avec sa gorge. « Qu’est-ce que c’était ? demandai-je.

— Ah ! vous voyez bien que vous avez des questions, en fin de compte. C’est ma voix que vous avez entendue. Il arrive que nous appelions ainsi, parfois, quand nous sommes blessés ou que nous avons besoin d’aide.

— Je ne comprends pas… et je ne souhaite pas comprendre. Il me faut rester seul avec mes pensées. »

Entre les demeures coulaient des fontaines et se dressaient des arbres ; ceux-ci me paraissaient grands, étranges et ravissants, même dans l’obscurité. L’eau des fontaines n’était pas parfumée comme celle de tant des nôtres, dans les jardins du Manoir Absolu, mais les effluves de l’eau pure de Yesod étaient plus doux que n’importe quel parfum.

Des fleurs poussaient également ici, comme je l’avais vu en débarquant de l’atmoptère et comme je le reverrais le lendemain matin. La plupart cachaient maintenant leur cœur dans leurs pétales repliés, et seule s’épanouissait une belle-de-nuit pâle, bien que la nuit fût sans lune.

La rue aboutit finalement à la mer froide. Là étaient à l’ancre les petits bateaux de Yesod, exactement comme je les avais vus des airs. Beaucoup d’hommes et de femmes se trouvaient également là, des hommes et des femmes qui allaient et venaient entre les embarcations et la rive. Parfois un bateau s’éloignait dans l’obscurité en faisant clapoter l’eau ; parfois un nouveau bateau apparaissait, avec des voiles multicolores que j’avais de la difficulté à discerner, tant les lumières étaient rares.

« Il m’est arrivé une fois, dis-je, d’être assez naïf pour croire Thécle vivante. C’était un stratagème pour m’attirer dans la mine des hommes-singes ; une machination d’Aghia. Mais j’ai vu son frère mort, ce soir.

— Vous n’avez pas saisi ce qui vous est arrivé », me répondit Aphéta. Elle paraissait honteuse. « C’est pour cela que je suis ici, pour vous l’expliquer. Mais je ne le ferai que lorsque vous vous sentirez prêt et que vous me le demanderez.

— Et si je ne pose jamais la question ?

— Alors je ne dirai rien. Ce serait cependant peut-être mieux pour vous de savoir, en particulier si vous êtes le Nouveau Soleil.

— Teur a-t-il une telle importance pour vous ? »

Elle secoua la tête.

« Alors pourquoi s’en soucier et s’inquiéter de moi ?

— Parce que votre race est importante pour nous. Ce serait infiniment moins laborieux si nous pouvions résoudre la question d’un seul coup, mais vous vous êtes éparpillés sur des dizaines de milliers de mondes, et nous ne le pouvons pas. »

Je ne dis rien.

« Ces mondes sont extrêmement éloignés les uns des autres. Si nos vaisseaux devaient aller de l’un à l’autre de ces mondes à la vitesse de la lumière, le voyage prendrait plusieurs siècles ; ce n’est pas l’impression qu’ont les passagers du vaisseau, mais c’est pourtant ce qui se passe. Si le vaisseau va encore plus vite, en captant le vent des soleils, le temps remonte à l’envers, et il arrive avant son départ.

— Cela doit être tout à fait désagréable pour vous », dis-je, les yeux perdus sur l’eau.

« Pour nous, pas pour moi personnellement. Si vous vous imaginez que d’une manière ou d’une autre je suis la reine ou la gardienne de votre Teur, détrompez-vous. Il n’en est rien. Imaginez plutôt que nous désirions jouer à shah mat sur un échiquier dont les cases sont les radeaux de cette mer. Nous nous déplaçons, mais pendant que nous faisons mouvement, les radeaux bougent et se disposent selon de nouvelles combinaisons ; et pour nous déplacer, il nous faut pagayer d’un radeau à l’autre, ce qui prend tellement de temps.

— Contre qui jouez-vous ? demandai-je.

— Contre l’entropie. »

Je reportai mon regard sur elle. « On dit que c’est un jeu auquel on perd toujours.

— Nous le savons.

— Thécle est-elle réellement vivante ? Vivante en dehors de moi-même ?

— Ici ? Oui.

— Si je la ramenais sur Teur, y resterait-elle en vie ?

— Cela ne sera pas autorisé.

— Alors je ne vous demanderai même pas si je peux ou non rester ici avec elle. Vous avez déjà répondu à cette question. Moins d’un jour en tout, avez-vous dit.

— Resteriez-vous ici avec elle, si c’était possible ? »

Je réfléchis pendant quelques instants. Laisser Teur geler dans le noir ? Non. Thécle était une femme sans bonté, mais…

— Sans bonté par rapport à quoi ? » me demanda Aphéta. Comme je ne répondais pas, elle reprit : « Ma question n’est pas de pure forme. Vous croyez peut-être que rien ne m’est inconnu, mais vous faites encore erreur.

— Par rapport à elle-même. Ce que j’étais sur le point de dire, à condition de pouvoir trouver les mots, était que… qu’elle, comme tous les exultes, à quelques rares exceptions près, éprouvait une certaine responsabilité. J’ai toujours été étonné par l’indifférence qu’elle manifestait pour les vastes connaissances qui étaient pourtant les siennes. C’était à l’époque où nous avions nos grandes discussions dans sa cellule. Bien longtemps après, alors que cela faisait des années que j’étais autarque, j’ai compris que c’était parce qu’elle avait accès à quelque chose de mieux, quelque chose qu’elle avait appris toute sa vie. Brutale, comme forme d’éthologie, mais je n’arrive pas à exprimer exactement ce que je veux dire.

— Essayez, je vous en prie. J’aimerais savoir.

— Thécle était prête à défendre jusqu’à la mort quiconque ne pouvait faire autrement que d’être dépendant d’elle. C’est pour cette raison que Hunna a retenu Zak pour moi, cet après-midi. Hunna a vu quelque chose de Thécle en moi, alors qu’elle devait bien se rendre compte que je n’étais pas elle.

— Et pourtant vous dites que Thécle était sans bonté.

— La bonté, c’est bien davantage que cela ; elle ne l’ignorait pas non plus. »

Je me tus, regardant les éclairs blancs que faisaient les vagues dans l’obscurité, au-delà des bateaux, pendant que je m’efforçais de rassembler mes pensées. « Ce que j’essayais de dire était que je l’ai apprise d’elle – la responsabilité – ou plutôt que je l’ai absorbée en l’absorbant, elle. Si je devais trahir Teur maintenant, je serais pire qu’elle, non mieux. Elle veut que je sois mieux, comme toute amante veut que son bien-aimé soit mieux qu’elle.

— Continuez.

— Je désirais Thécle parce qu’elle était tellement mieux que moi, socialement et moralement, et elle me désirait parce que j’étais tellement mieux qu’elle et ses amis, simplement parce que je faisais quelque chose de nécessaire ; ce qui n’est presque jamais le cas pour les exultes, sur Teur. Ils disposent de beaucoup de pouvoir et ils jouent à être importants ; ils disent à l’autarque qu’ils règnent sur leurs péons, et à leurs péons qu’ils règnent sur l’empire. Mais en réalité ils ne font ni l’un ni l’autre, ce qu’ils savent au fond de leur cœur. Ils ont peur d’utiliser leur pouvoir, ou du moins les meilleurs d’entre eux le redoutent, car ils savent être incapables d’en user avec sagesse. »