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Je la lui tendis ; ce n’est pas elle qu’elle regarda, mais la blessure à demi guérie qu’elle avait faite. « Elle était saturée de votre sang, et votre sang contient vos cellules vivantes. Je doute qu’elle ait été sans pouvoir. Et je ne m’étonne pas que les pèlerines l’aient révérée. »

Je la quittai alors, retrouvai mon chemin jusqu’à la plage où je restai longtemps à faire les cent pas sur le sable. Mais les pensées qui me vinrent n’ont pas leur place ici.

Lorsque je revins, Aphéta m’attendait toujours, la pulsation argentée de son corps plus importune encore. « Pouvez-vous ? » me demanda-t-elle, à quoi je répondis qu’elle était très belle.

« Mais pouvez-vous ?

— Nous devons tout d’abord parler. Ce serait trahir les miens que de ne pas vous interroger.

— Alors demandez, murmura-t-elle. Mais je dois vous avertir que rien de ce que je pourrai dire ne vous aidera, vous et les vôtres, dans l’épreuve à venir.

— Comment se fait-il que vous parliez ? Quels sons retentissent ici ?

— Vous devez écouter ma voix, et non mes mots. Qu’entendez-vous ? »

Je fis ce qu’elle me demandait, et me parvint le froufrou soyeux du drap, les murmures de nos deux corps, le clapotis des vaguelettes et les battements de mon propre cœur.

Ce sont cent questions que j’avais été prêt à lui poser, et il m’avait semblé que chacune était celle qui pouvait nous donner le Nouveau Soleil. Ses lèvres effleurèrent les miennes et toutes ces questions s’évanouirent, chassées de ma conscience comme si elles ne s’y étaient jamais trouvées. Ses mains, ses lèvres, ses yeux, ses seins que je pressais – tout m’émerveillait ; mais il y avait autre chose, peut-être le parfum de ses cheveux. J’avais l’impression de respirer une nuit sans fin…

Allongé sur le dos, je pénétrai Yesod. Ou plutôt, Yesod se referma sur moi. Ce n’est qu’à cet instant que je sus que je n’avais jamais été là. Par milliards, jaillirent de moi des étoiles, fontaines solaires, si bien que, pendant un instant, je crus savoir comment naissaient les univers. Pure folie.

La réalité la repoussa, comme la lumière d’une torche chasse les ombres dans les coins, et avec elles les fées ailées de l’imaginaire. Quelque chose naquit entre Yesod et Briah lorsque je rencontrai Aphéta sur ce divan de la pièce arrondi, quelque chose de minuscule et cependant immense qui brûlait comme un charbon que des pincettes porteraient à la langue.

Ce quelque chose était moi-même.

Je dormis ; et comme ce sommeil fut sans rêve, je ne sus pas que je dormais.

À mon réveil, Aphéta avait disparu. Par le spiracle, le soleil de Yesod avait pénétré jusqu’en cette extrémité étroite de la chambre spirale. Affaibli, sa lumière était renvoyée sur moi par les murs blancs, si bien que je m’éveillai dans un crépuscule doré. Je me levai et m’habillai, me demandant où pouvait bien être Aphéta ; mais elle entra, portant un plateau, au moment où j’enfilais mes bottes. J’étais gêné qu’une aussi grande dame me servit et le lui avouai.

« Les nobles concubines de votre cour ont certainement été attentives à vous servir, autarque.

— Que sont-elles, comparées à vous ? »

Elle haussa les épaules. « Je ne suis pas une grande dame. Ou alors seulement aujourd’hui et seulement pour vous. Notre statut est fonction de notre proximité avec les hiérogrammates, et je n’en suis pas très près. »

Elle posa le plateau et s’assit à côté. Il y avait des petits gâteaux, une carafe d’eau fraîche et des tasses d’un liquide fumant qui ressemblait à du lait mais n’en était pas.

« J’ai de la peine à croire que vous soyez loin des hiérogrammates, gente dame.

— Cela tient simplement à ce que vous vous croyez si important, vous et votre Teur, et à ce que vous imaginez que tout ce que je dis et tout ce que nous faisons décidera de votre destin. Mais il n’en est rien, absolument rien. Ce que nous ferons maintenant sera sans effet, et vous et votre monde n’ont d’importance pour personne ici. »

J’attendis qu’elle s’expliquât davantage et finalement elle ajouta : « Sauf pour moi », en croquant un morceau de gâteau.

« Merci, madame.

— Et cela, seulement depuis votre arrivée. Bien que je ne puisse que vous détester, vous et votre monde, je dois dire que vous vous en souciez beaucoup.

— Gente dame…

— Je sais, vous avez cru que je vous désirais. Ce n’est que maintenant que je vous aime assez pour pouvoir vous dire que non. Vous êtes un héros, autarque, et les héros sont toujours des monstres qui débarquent porteurs de nouvelles que nous préférerions ignorer. Mais vous êtes un monstre particulièrement monstrueux. Dites-moi, avez-vous étudié les images, pendant que vous parcouriez le hall circulaire qui entoure la Chambre d’Examen ?

— Seulement quelques-unes. J’ai vu la cellule où Aghia avait été enfermée, et j’en ai remarqué une ou deux autres.

— Et comment croyez-vous qu’elles sont parvenues jusqu’ici ? »

Je pris moi-même un gâteau, et une gorgée du liquide chaud. « Je n’en ai aucune idée, madame. J’ai vu tant de merveilles ici que j’ai cessé de m’émerveiller, sauf en ce qui concerne Thécle.

— Mais vous ne pouviez trop m’interroger sur elle, oui, même sur Thécle, la nuit dernière, de peur de ce que je pourrais dire ou faire. Cent fois l’envie de m’interroger vous est venue, cependant.

— M’auriez-vous mieux aimé, gente dame, si je vous avais posé des questions sur un ancien amour alors que je vous tenais dans mes bras ? Votre race est bien étrange, en vérité. Mais étant donné que c’est vous qui en avez parlé, continuez. » Une goutte du breuvage blanc, que j’avais avalé sans prendre garde au goût, coulait le long de la tasse. Je jetai un regard circulaire à la recherche de quelque chose pour l’éponger, mais ne trouvai rien.

— Vos mains tremblent.

— En effet, gente dame. » Je reposai la tasse, qui cliqueta contre le plateau.

« L’aimiez-vous donc tant que cela ?

— Oui, madame. Et je la haïssais aussi. Je suis Thécle et l’homme qui aimait Thécle.

— Alors je ne vous dirai rien d’elle – que pourrais-je vous apprendre ? Peut-être vous parlera-t-elle elle-même après la Présentation.

— Vous voulez dire, si je réussis.

— Votre Thécle vous punirait-elle si vous échouiez ? » me demanda Aphéta. Et une grande joie pénétra en mon cœur. « Mais mangez, reprit-elle, nous devons partir. Je vous ai dit la nuit dernière que nos journées étaient courtes ici, et vous avez déjà dormi pendant la première partie de celle-ci. »

J’engloutis le reste du gâteau et vidai la tasse. « Qu’arrivera-t-il à Teur, si j’échoue ? »

Elle se leva. « Tzadkiel est juste. Teur ne deviendra pas pire que ce qu’elle est actuellement, pas pire que ce qu’elle aurait été si vous n’étiez pas venu.

— Un avenir de glaciation, dis-je. Mais si je réussis, le Nouveau Soleil viendra. » Comme si j’avais bu une drogue avec le liquide blanc, j’avais l’impression de me tenir infiniment loin de moi-même, de m’observer comme un homme peut observer un moucheron, d’entendre ma voix comme un faucon entend les couinements d’une souris des prairies.

Aphéta venait de repousser le rideau. Je la suivis jusque dans la stoa. À travers son arche ouverte scintillait la mer toute fraîche de Yesod, saphir moucheté de blanc. « Oui, dit-elle, et votre Teur sera détruite.

— Madame…

— Il suffit. Venez avec moi.

— Purn avait raison, alors. Il voulait me tuer, et j’aurais dû le laisser faire. » L’avenue que nous empruntâmes était plus en pente que celle que nous avions descendue la nuit précédente et montait directement jusqu’à la Cour de Justice, qui nous surplombait comme un nuage.