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— Supposons que ta foi était sincère. N’as-tu pas connu quelqu’un de ton âge dont c’était le cas ?

— Les acolytes, S’gneur. C’était du moins ce qui se disait parmi nous, les apprentis des bourreaux.

— N’auraient-ils pas souhaité l’accompagner, s’ils l’avaient pu ? Se tenir à ses côtés au moment du danger ? Ou s’occuper de lui, peut-être, s’il était tombé malade ? Je fus moi-même un tel acolyte, dans une création maintenant disparue. Dans celle-là aussi existaient un Conciliateur et un Nouveau Soleil, même si ce n’étaient pas les termes que nous utilisions.

« Mais nous devons maintenant parler de quelque chose d’autre, sans plus tarder. J’ai de nombreux devoirs, dont certains sont plus exigeants que celui-ci. Permets-moi de te dire sans ambages que nous t’avons mystifié, Sévérian. Tu es venu subir notre examen, et ainsi t’en avons-nous parlé ; nous t’avons même déclaré que ce bâtiment est notre Cour de Justice. Tout cela est faux. »

Je ne pus qu’écarquiller les yeux.

« Ou bien, si tu préfères que je te présente autrement les choses, tu as déjà subi ton épreuve, qui était un examen de l’avenir que tu créeras. Tu es le Nouveau Soleil. Tu seras renvoyé sur ton monde, Teur, et la Fontaine Blanche t’accompagnera. Les affres de l’agonie de ce monde seront offrande à l’Incréé. Et elles seront indescriptibles – des continents s’effondreront, comme il a été dit. Bien des splendeurs périront, et avec elles la plupart de ceux de ta race ; mais son foyer connaîtra une nouvelle naissance. »

S’il m’est possible, comme je le fais, de rapporter les mots qu’il a employés, je suis incapable de rendre la force et la conviction qu’il y mettait. Ses pensées semblaient rouler comme le tonnerre, soulever dans l’esprit des images plus réelles que toute réalité, si bien que tandis qu’il parlait, je voyais s’enfoncer les continents, j’entendais s’effondrer les grands bâtiments et je sentais souffler les âpres vents marins de Teur.

Un murmure de colère s’éleva derrière moi.

« S’gneur, dis-je, je me souviens de l’examen de mon prédécesseur. » J’avais l’impression d’être de nouveau le plus jeune des apprentis.

Tzadkiel acquiesça. « Il était indispensable que tu te le rappelles ; c’est pour cette raison qu’il a subi l’examen.

— Et qu’il a été privé de sa virilité ? » Le vieil autarque frissonna en moi, et je sentis mes propres mains trembler.

« Oui. Sans quoi, un enfant se serait dressé entre toi et le trône, et Teur, ton monde, aurait définitivement péri. L’autre solution était la mort de l’enfant. Cela aurait-il été mieux ? »

Je ne pouvais parler, mais ses yeux sombres paraissaient percer chacun des cœurs qui battaient en moi ; finalement je secouai la tête.

« Je dois maintenant partir. Mon fils veillera à ce que l’on te ramène à Briah et Teur, qui sera détruite selon ton ordre. »

Son regard me quitta, et je le suivis le long de l’allée derrière moi, où je vis l’homme qui avait assuré notre transfert depuis le vaisseau. Les marins se levaient et tiraient leur couteau, mais c’est à peine si je les remarquai. Les places centrales qui avaient été les leurs la veille étaient maintenant occupées par d’autres, que l’ombre ne brouillait plus. De la sueur jaillit de mon front comme en avait jailli du sang la première fois que j’avais vu Tzadkiel, et je me retournai pour lui crier quelque chose.

Il avait disparu.

Mauvaise jambe ou non, je courus, et claudiquai aussi vite que je le pus autour du Siège de Justice, à la recherche de l’escalier par lequel j’étais sorti encore la veille. Je crois honnête d’avouer que je ne fuyais pas tant les marins que les visages des autres que je venais de voir dans la salle.

Quoi qu’il en soit, l’escalier avait également disparu ; à sa place, je ne trouvai qu’un dallage lisse de pierres, dont l’une, sans doute, devait s’ouvrir par quelque mécanisme secret.

Mais c’est un autre de ces mécanismes qui joua. Rapidement mais en douceur, le trône de Tzadkiel se mit à s’enfoncer, comme s’enfonce dans les mers australes qu’étouffent les glaces une baleine venue se chauffer au soleil. À un moment donné, le siège monumental en pierre se dressait entre moi et la plus grande partie de la Salle de Justice, aussi solide qu’un mur ; l’instant suivant le sol se refermait sur lui, tandis qu’une bataille fantastique se déroulait sous mes yeux.

Le hiérarque que Tzadkiel avait désigné comme son fils gisait étendu dans l’allée. Par-dessus son corps bondissaient les marins, le poignard à la main, brillant ou déjà ensanglanté. Contre eux se dressaient une douzaine de personnes qui paraissaient de prime abord aussi faibles que des enfants – et je vis en effet au moins un enfant dans leur groupe – mais qui résistaient comme des héros et qui, s’ils étaient sans armes, se battaient avec leurs mains nues. Comme elles me tournaient le dos, je voulus me faire croire que je ne les connaissais pas, mais je savais que je me mentais.

Avec un rugissement dont l’écho se répercuta sur les murs, l’alzabo jaillit du cercle des défenseurs. Les marins reculèrent en désordre et l’instant suivant, la bête en broyait un dans ses mâchoires. Je vis Aghia brandir son épée empoisonnée, Agilus aussi, qui faisait tournoyer son averne pourpre comme une massue, et Baldanders, sans arme jusqu’au moment où il s’empara d’un marin-femme comme d’une bûche pour en abattre un autre avec.

Et Dorcas, Morwenna, Cyriaca, Casdoe. Thécle était déjà à terre, un apprenti en haillons étanchant le sang qui coulait de sa gorge. Guasacht et Erblon maniaient leur spathæ comme s’ils se battaient à cheval. Darai faisait des moulinets avec un sabre affilé dans chaque main. Une fois de plus enchaînée, Pia étrangla un marin avec sa chaîne.

Je me précipitai, passai devant Merryn et me retrouvai entre Gunnie et le Dr Talos, dont la lame scintillante abattit un homme à mes pieds. Un marin furieux me chargea et (je jure que c’est vrai) je le vis arriver avec joie ; je le saisis au poignet, lui cassai le bras et lui arrachai son arme en un seul mouvement. Je n’eus pas le temps de me poser d’autres questions – Gunnie venait de lui transpercer le cou.

On aurait dit qu’il avait suffi que je me jette dans la mêlée pour que cessât la bataille. Quelques marins s’enfuirent en courant de la salle ; vingt à trente corps gisaient sur le sol ou les bancs. La plupart des femmes étaient mortes, mais je vis cependant l’une des femmes-chattes lécher le sang de ses doigts réduits à des moignons. Le vieux Winnoc se pencha péniblement sur l’un des cimeterres qu’utilisaient les esclaves des Pèlerines. Le Dr Talos déchira la robe d’un homme mort pour essuyer la lame de sa canne-épée, et je vis que ce mort était maître Cendre.

« Qui sont-ils ? » demanda Gunnie.

Je secouai la tête, avec l’impression que je les connaissais moi-même à peine. Le Dr Talos lui prit la main, qu’il effleura de ses lèvres. « Permettez-moi. Mon nom est Talos, médecin, auteur dramatique et imprésario. Je suis… »

Je n’écoutais plus. Triskéle venait de bondir sur moi, babines ensanglantées, la joie lui faisant trémousser l’arrière-train. Maître Malrubius, resplendissant dans la cape bordée de fourrure de la Guilde, le suivait. Quand je vis maître Malrubius, je compris, et lui, qui me vit, sut que j’avais compris.

D’un seul coup, lui et les autres, Triskélé, le Dr Talos, le cadavre de maître Cendre, Dorcas et le reste, s’évanouirent, transformés en paillettes argentées de néant, tout comme maître Malrubius avait déjà disparu sur la plage, la nuit où il m’avait sauvé des jungles mortelles du Nord. Gunnie et moi nous nous retrouvâmes tout seuls avec les corps des marins.

Tous n’étaient pas morts. L’un d’eux bougea et grogna. Nous tentâmes de penser la plaie qu’il avait à la poitrine (faite à mon avis par la lame étroite du docteur) à l’aide de vêtements déchirés sur les morts, en dépit du sang qui venait gargouiller à sa bouche. Au bout d’un moment, les hiérarques arrivèrent avec médicaments et pansements convenables, et l’emportèrent.