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Je te laisse le soin, lecteur, d’expliquer ces choses. Emporté étais-je, et Gunnie avec moi ; je la voyais voler dans le vide derrière moi, se contorsionnant et tourbillonnant comme se contorsionne et tourbillonne l’univers, je la voyais comme une feuille morte emportée par une bourrasque d’automne pourrait en voir une autre. Quelque part derrière ou devant nous, au-dessus ou au-dessous de nous, se trouvait un cercle de lumière tournant frénétiquement sur lui-même, quelque chose comme une lune, si l’on peut concevoir une lune d’un tel éclat. Gunnie passa une ou deux fois devant avant de se perdre à nouveau dans l’obscurité cloutée de diamants. (Et une fois il me sembla – et j’ai toujours la même impression lorsque j’évoque ce souvenir – que je vis le visage d’Aphéta se pencher de cette lune.)

Une furieuse culbute de plus, et ce ne fut pas Gunnie que je perdis de vue, mais ce rond d’une éclatante blancheur, au milieu du scintillement de milliards de soleils. Gunnie n’était pas loin, et je la vis qui tournait la tête pour me regarder.

En revanche, le vaisseau était également bien visible ; de fait, il se trouvait si près que j’apercevais un marin ici et là dans le gréement. Peut-être tombions-nous toujours. Nous nous déplacions certainement à une grande vitesse, car le vaisseau lui-même devait foncer d’un monde à l’autre. Vitesse qui restait cependant invisible comme s’évanouit le vent quand un chébec élancé fuit grand largue la tempête qui monte sur un océan de Teur. Nous dérivions si lentement que si je n’avais pas éprouvé une confiance absolue en Aphéta et dans les hiérarques, j’aurais redouté de ne jamais atteindre le vaisseau et de nous voir perdus pour toujours dans cette nuit sans fin.

Il n’en fut rien. Un marin nous repéra et nous le vîmes bondir de l’un à l’autre de ses camarades avec des gestes de la main jusqu’à ce qu’il fût assez près pour que se touchent leurs manteaux d’air et qu’ils puissent parler.

Un homme chargé d’un fardeau grimpa alors sur le mât le plus proche de nous ; par une série de sauts habiles il gagna la vergue la plus haute et là prit un arc et une flèche dans son sac. Il tendit l’arc et envoya dans notre direction sa flèche qui traînait derrière elle un interminable fil d’argent, aussi fin que du fil à repriser.

La flèche passa entre Gunnie et moi, et je désespérai d’attraper la ligne ; mais Gunnie eut plus de chance, et lorsqu’elle l’eut prise et eut remonté une partie de la distance qui la séparait du vaisseau, elle lui donna un effet de coup de fouet ; si bien qu’une onde courut d’elle jusqu’à moi comme une chose vivante, passant assez près pour que je puisse m’en saisir.

Je n’avais guère aimé le vaisseau en tant que passager et marin, mais maintenant la seule idée d’y retourner m’emplissait de joie. Certes je n’ignorais pas que ma tâche était loin d’être accomplie, que le Nouveau Soleil ne viendrait que si j’agissais pour cela ; et qu’en l’amenant, je serais responsable des destructions qu’il entraînerait, aussi bien que de la renaissance de Teur. C’est ainsi que tout homme ordinaire qui donne un fils au monde doit se sentir responsable des douleurs de sa femme et peut-être de sa mort ; c’est à juste titre qu’il redoute qu’à la fin le monde ne le condamne avec un million de langues.

J’avais beau savoir tout cela, en mon cœur je pensais qu’il n’en était pas ainsi : je me disais, moi qui avais tellement voulu réussir et tendu tous mes efforts vers le succès, que j’avais échoué ; et qu’il me serait maintenant permis de faire valoir mes droits sur le Trône du Phénix, comme je l’avais fait en la personne de mon prédécesseur, de m’y asseoir de nouveau et de jouir de l’autorité et du luxe qui s’y trouvaient attachés ainsi, plus que tout, que du plaisir de rendre la justice et d’attribuer les récompenses, plaisir qui est la satisfaction ultime du pouvoir. Et tout cela en étant enfin libéré de mon désir inassouvissable pour la chair des femmes, désir qui avait été source de tant de souffrances pour moi et pour elles.

Ainsi mon cœur bondissait-il de joie tandis que je descendais vers cette titanesque forêt de mâts et de vergues, vers ces immenses voiles d’argent, de cette joie qu’aurait un marin naufragé à poser le pied sur une côte hospitalière fleurie, aidé à toucher terre par des mains amicales ; enfin debout sur la vergue avec Gunnie, j’embrassai le marin comme j’aurais pu embrasser Dotte ou Roche avec, j’en suis sûr, le large sourire d’un fou sur les lèvres, et je bondis vers le pont en sautant de galhaubans en vergue avec lui et ses camarades, faisant preuve d’aussi peu de prudence qu’eux, comme si tout le bonheur sauvage que j’éprouvais ne se concentrait pas dans mon cœur, mais dans mes bras et mes jambes.

Ce n’est que lorsque, d’un dernier bond, je touchai le pont que je découvris que ces réflexions n’étaient pas de simples métaphores oiseuses. Ma jambe endommagée, elle qui m’avait tant fait souffrir lorsque j’étais redescendu de la mâture après avoir jeté dans l’espace le coffret de plomb qui contenait les minutes de mon ancienne vie, non seulement ne me faisait plus mal, mais paraissait aussi solide que l’autre. Je fis courir ma main du haut de ma cuisse au genou (si bien que Gunnie et les autres marins qui s’étaient rassemblés autour de nous crurent que je m’étais fait mal) et découvris que les muscles y étaient aussi abondants et solides que sur l’autre.

Je bondis alors de joie et, laissant le pont et les autres loin en dessous de moi, je tournai sur moi-même une douzaine de fois, comme un parieur fait tournoyer une pièce. Mais je revins calmé vers le pont, car, dans mes pirouettes j’avais vu une étoile plus brillante que les autres.

CHAPITRE XXIV

Le capitaine

On nous emmena rapidement à l’intérieur. À dire la vérité, je me sentais assez soulagé. C’est difficile à expliquer, au point que je suis tenté de passer cela sous silence. Ou plutôt, l’expliquer serait facile, si vous étiez aussi jeune que vous l’avez été autrefois.

Un enfant dans son berceau ignore tout d’abord la distinction entre son corps et les montants de bois qui l’entourent ou les haillons sur lesquels il est couché. Ou si l’on préfère, son corps lui est aussi étranger que le reste. Il découvre un pied et s’émerveille en se rendant compte que quelque chose d’aussi bizarre fait partie de lui.

Ainsi en allait-il de moi. J’avais vu l’étoile ; et en la voyant, aussi immensément loin qu’elle fût, j’avais su qu’elle était une région de moi-même, aussi absurde que le pied du bébé, aussi mystérieuse que l’est son génie pour quelqu’un qui vient seulement de le découvrir. Je ne dis pas que ma conscience, ou qu’une conscience, se trouvait dans l’étoile ; à cette époque, du moins, ce n’était pas le cas. J’avais cependant conscience d’exister en deux points, comme un homme qui se tient dans la mer, de l’eau jusqu’à la taille, et pour lequel vagues et vent sont en quelque sorte semblables, dans la mesure où ils sont deux éléments d’un même ensemble, celui de la totalité de son environnement.

C’est ainsi que je marchais entre Gunnie et les marins, plein de joie, la tête haute. Mais je restai silencieux et n’enlevai mon collier que lorsque j’eus remarqué que les autres venaient de le faire.

Quel choc affligeant ressentis-je alors ! L’air de Yesod, auquel il ne m’avait fallu qu’une journée pour m’habituer, s’évapora ; et une atmosphère semblable à celle de Teur (quoique de qualité inférieure) se précipita dans mes poumons. Le premier feu doit avoir été allumé à une époque d’une inconcevable ancienneté. À cet instant, je me sentis comme doit se sentir un vieillard à la fin de ses jours, quand plus personne, sauf lui et quelques anciens, ne se souvient de la brise pure des matins de jadis. Je regardai Gunnie et vis qu’elle aussi m’observait. Chacun de nous savait ce que l’autre ressentait, bien que nous n’en parlâmes pas, ni sur le moment ni plus tard.